Dans Le Roi du monde,
Guénon établit de diverses manières l’identité, en principe, du sacerdoce chrétien
au sacerdoce de Melchissédech[1] :
outre que cette identification se trouve chez saint Paul lui-même et que la tradition
chrétienne comporte essentiellement l’offrande
eucharistique du pain et du vin (c'est à dire celle même de Melchissédech), il y a encore
l’équivalence numérique d’ El Élion (le « Très-Haut »), le nom du Dieu de Melchissédech, et d’Emmanuel, le « Dieu avec
nous » ou « en nous » auxquels les Rois mages, autre figure du
« Roi du Monde »[2],
rendirent hommage à sa naissance ; et cette équivalence signifie que ces
deux noms désignent un principe unique envisagé respectivement dans le monde
céleste et quant à sa manifestation dans le monde terrestre.
Cependant, Guénon
dit bien que cette identité du sacerdoce chrétien au sacerdoce de Melchissédech n’est effective qu’en principe, et il
ajoute que la participation à la Tradition peut n’être pas consciente, auquel
cas, bien que réelle comme moyen de transmission des « influences
spirituelles », elle n’implique pas l’accession effective à un rang
quelconque de la hiérarchie des états et des connaissances initiatiques ;
et il est évident que ce dernier cas est celui qui s’applique à l’immense
majorité des chrétiens d’aujourd’hui.
En outre, dans le
même chapitre du Roi du Monde, Guénon rappelle la distinction du
sacerdoce de Melchissédech et de celui d’Aaron : le premier, dont
le « pontife » est « divin », est en quelque sorte
« direct », et il correspond d’une certaine façon à la
« Nouvelle Alliance », tandis que le second, qui ne s’exerce que par
l’intermédiaire de simples prêtres mortels, correspond de la même façon à
« l’Ancienne Loi ». Or, ici encore, ce second sacerdoce est
évidemment celui de l’Église d’aujourd’hui, tandis que le premier est partout
indiqué comme caractérisant l’ère messianique. On peut donc en conclure que le
christianisme actuellement visible, bien que virtuellement « selon l’ordre
de Melchissédech », n’est encore que « selon l’ordre d’Aaron », et que ses fidèles
sont encore sous le joug de « l’Ancienne Loi », et non de la
« Nouvelle Alliance », dont la réalisation pour la collectivité
entière ne doit être pleinement effective que lors de la « seconde
venue » du Christ.
Dans
son article sur Hermès, Guénon, semble-t-il, a fait à nouveau allusion à
cette question à propos du caractère solaire du Christ, dont nous avons parlé
précédemment ; d’ailleurs, la
note du Roi du Monde à laquelle
nous renvoyions alors se rapportait au Soleil en tant qu’emblème du « Roi
du Monde », et on pourrait encore ajouter que, dans ce même livre comme
dans d’autres passages de son œuvre, Guénon évoque l’assimilation faite parfois
entre le Christ et Metatron ou Mikaël, l’archange solaire dont
Melchissédech est l’image ; à cet égard, nous rappellerons aussi l’indication
selon laquelle le début de l’Évangile de saint Jean doit être rapporté au
monde de l’Hiranyagarbha,
l’Embryon d’or dont il a aussi déjà été question. Du reste, dans l’ésotérisme
islamique, on peut trouver un texte tel que celui-ci (qui s’appuie sur des rapprochements
linguistiques coraniques) :
« [Jésus]
séjourne au Quatrième Ciel [celui du Soleil], ce qui est une allusion subtile
au fait que le lieu d’origine d’où son esprit émane est la modalité spirituelle
de la Sphère du Soleil qui est le Cœur du Monde […] Cette modalité
spirituelle est une lumière qui meut cette Sphère par son amour enflammé, en
irradiant directement ses rayons sur elle à cette fin. » (Commentaire
coranique de Qâchânî ; cf. Le Livre des Chatons des Sagesses,
p.203)
Ceci n’empêche pas
que, dans l’ésotérisme islamique, où chacun des principaux prophètes préside à
l’un des sept cieux planétaires, ce ne soit pas au ciel du Soleil que préside
Seyidna Aïssa, c’est à dire le Christ, mais à celui de Mercure, ainsi que le
dit Guénon qui ajoute que, dans l’angélologie hébraïque, l’ange de Mercure est
généralement Raphaël, c’est à dire, d’après la signification de son nom, le
« guérisseur divin ». Guénon semble vouloir dire que « le Christ solaire serait
proprement le Christ glorieux, c’est à dire le dixième avatarâ, celui
qui doit venir à la fin du cycle », tandis que le Christ douloureux de la
première venue serait plutôt en rapport avec le principe représenté par Mercure
(« Peut-être faut-il voir là l’origine de la méprise que commettent
certains en considérant Buddha comme le neuvième avatâra de
Vishnu [le Christ de la première venue] ; il s’agirait en réalité d’une
manifestation en rapport avec le principe désigné comme le Budha
planétaire [Mercure] ») ; et il est assez digne de remarque que Guénon, dans
l’Ésotérisme de Dante, ait mis l’antithèse du « Christ douloureux » et du « Christ
glorieux » en rapport avec un symbolisme chronologique : « Mort
et descente aux Enfers d’un côté, résurrection et ascension aux Cieux de
l’autre, ce sont comme deux phases inverses et complémentaires, dont la
première est la préparation nécessaire de la seconde ».
Dans le même ordre
d’idée, le Judaïsme reconnaît expressément deux Messies : le Messie fils
de Joseph et le Messie fils de David ; et voici en quels termes le Zohar
(212a) évoque le Messie fils de Joseph : « Dans le paradis, il y
a un Palais qui porte le nom de « Palais des malades ». Le Messie
entre dans ce palais et appelle toutes les maladies, toutes les douleurs,
toutes les souffrances et toutes les peines et les invite à s’abattre sur
lui ; et toutes s’abattent en effet sur lui. S’il ne s’était chargé de
subir lui-même les châtiments mérités par Israël, nul homme n’aurait pu
supporter les peines encourues par suite des péchés commis ; et c’est
pourquoi l’Écriture ajoute : « Il s’est chargé lui-même de nos
douleurs ». […] Tant qu’Israël habitait la Terre Sainte et y offrait des
sacrifices, il était préservé de toutes les maladies et de toutes les peines
par le mérite des sacrifices offerts. Maintenant c’est le Messie qui porte les
douleurs et les peines de tout le monde. »
Maintenant, le « Christ douloureux » et le « Christ
glorieux » ne sont évidemment pas deux êtres « séparés », mais deux
aspects ou fonctions d’un principe unique ; et ce qui est encore très
digne de remarque, c’est que Guénon, justement, a fréquemment décrit le Christ
comme un principe unique comportant une double nature : humaine et divine
bien sûr, royale et sacerdotale, mais aussi, et c’est surtout là ce qui nous
importe ici, une double nature correspondant dans l’ordre
« temporel » aux deux moitiés respectivement descendante et
ascendante de l’année.
Il est à noter que
le symbolisme auquel nous faisons ici allusion est encore en rapport avec le
symbolisme solaire : la moitié « ascendante » est la période de
la marche du soleil vers le nord, allant du solstice d’hiver au solstice
d’été ; la moitié « descendante » est celle de la marche
descendante du soleil vers le sud, allant du solstice d’été au solstice d’hiver[3] ;
et nous rappellerons à cet égard ce qui a été dit précédemment du Soleil
quittant l’axe polaire au début du cycle et venant s’y reposer à la fin. Guénon
a rattaché le symbolisme solsticial au Christ par l’intermédiaire notamment d’un curieux document du XVème siècle le représentant
expressément sous les traits de Janus, dont les deux visages et les deux clefs
peuvent être mis en correspondance, entre autre, avec les deux solstices, qui
sont la « porte des hommes » et la « porte des dieux »,
l’une défavorable, l’autre favorable ; il parle encore d’un symbole maçonnique composé du signe
alchimique du Soleil (un cercle avec un point au centre) compris entre deux
tangentes parallèles ; et ces deux tangentes, qui correspondent aux points
solsticiaux, sont dites représenter saint Jean-Baptiste et saint Jean
l’évangéliste.
En effet, dans le
christianisme, les fêtes des deux saints Jean « sont en rapport direct avec les deux solstices[4]
; et ce qui est assez remarquable, bien que nous ne l’ayons jamais vu signalé
nulle part, c’est que ce que nous venons de rappeler est exprimé d’une certaine
façon par le double sens qui se trouve inclus dans le nom même de Jean[5].
En effet, le mot hanan, en hébreu, a à la fois le sens de
« bienveillance » et de « miséricorde » et celui de
« louange » (et il est au moins curieux de constater que, en français
même, des mots comme « grâce » et « merci » ont aussi
exactement la même double signification) ; par suite, le nom Johanan
peut signifier « miséricorde de Dieu » et aussi « louange à
Dieu ». Or, il est facile de se rendre compte que le premier de ces deux
sens paraît convenir tout particulièrement à saint Jean-Baptiste et le second à
saint Jean l’Évangéliste ; on peut d’ailleurs dire que la miséricorde est
évidemment « descendante » et la louange « ascendante », ce
qui nous ramène encore à leur rapport avec les deux moitiés du cycle annuel[6]. »
D’après tout ce qui
précède, on peut conclure que le monde est encore dans sa phase descendante,
régie par le « Christ douloureux », et que c’est seulement quand la
descente sera achevée que le « Christ glorieux » et le Christianisme
proprement solaire pourront se manifester au dehors, ainsi que nous l’ont
apprises les paroles du Christ à Marie-Madeleine. C’est probablement là une des
raisons pour laquelle le Christianisme, comme l’a fait remarquer Guénon, n’a
pas de « langue sacrée » qui lui soit propre : celle-ci en effet
ne serait-elle pas destinée à être la « loghah sûryâniyah », la langue de l’« illumination
solaire », que le Christ apprendra peut-être aux hommes lors de sa
« seconde venue » ? De même, le véritable Israël ne serait-il
pas la « Terre du Soleil » qui accompagnera peut-être le Christ dans
sa « descente » du ciel ? Et s’il n’y a pas de législation dans
l’Évangile, une des raisons n’en serait-elle pas que les hommes seront alors
régis directement par la lumière de l’Intellect, et non plus indirectement par
les prescriptions de la Loi ? [7]
Maintenant, il ne
faudrait pas conclure de tout ce qui précède que le Christ soit soumis à l’ordre
cosmique et aux lois cycliques, car c’est en réalité l’inverse qui est vrai,
comme Guénon l’indique dans une
note de Réalisation ascendante et descendante : « […] la
vie de certains êtres, considérée selon les apparences individuelles, présente
des faits qui sont en correspondance avec ceux de l’ordre cosmique et sont en
quelque sorte, au point de vue extérieur, une image ou une reproduction de
ceux-ci ; mais, au point de vue intérieur, ce rapport doit être inversé, car,
ces êtres, étant réellement le Mahâ-Purusha [l’Homme Universel], ce sont
les faits cosmiques qui véritablement sont modelés sur leur vie ou, pour parler
plus exactement, sur ce dont cette vie est une expression directe, tandis que
les faits cosmiques en eux-mêmes n’en sont qu’une expression par reflet. Nous
ajouterons que c’est là aussi ce qui fonde dans la réalité et rend valables les
rites institués par des êtres « missionnés », tandis qu’un être qui
n’est rien de plus qu’un individu humain ne pourra jamais, de sa propre
initiative, qu’inventer des « pseudo-rites » dépourvus de toute
efficacité réelle. »
Et Guénon semble nous
indiquer encore, dans Le Roi du Monde, ce qu’il adviendrait si certains
prétendaient s’égaler au Christ et inverser la marche descendante du cycle
avant que l’heure ne soit venue : au lieu de la face lumineuse de Metatron,
l’archange solaire, apparaitrait sa face obscure, celle de Samaël, le « Soleil
noir », le « génie ou le prince de ce monde », ayant comme le Christ
pour emblème le lion, et un nombre solaire comme lui : 666. On obtiendrait
donc un résultat exactement inverse de celui escompté, le « règne de l’Antéchrist »
au lieu du « règne du Christ » ; et, en fait, c’est exactement
ce qu’il est censé se produire avant le « retour glorieux ». Mais
l’Antéchrist ne pourra rien contre le peuple que le Christ se sera préparé par
sa première venue ; comme l’écrit Ibn ‘Arabî au chapitre quinze des
Fusus-al-Hikam : « Il leur a rappelé Dieu avant qu’ils soient en Sa
présence afin que, lorsqu’ils y seraient mis, le levain ait agi dans la pâte,
la rendant semblable à lui » [8].
[1] « […] Le nom de Melchissédec, ou plus exactement Melki-Tsedeq,
n’est pas autre chose que le nom sous lequel la fonction même du « Roi du
Monde » se trouve expressément désignée dans la tradition
judéo-chrétienne. » (Le Roi du Monde ch.VI) Quant au « titre de
« Roi du Monde », pris dans son acception la plus élevée, la plus
complète et en même temps la plus rigoureuse, [il] s’applique proprement à Manu,
le Législateur primordial et universel […] Ce nom, d’ailleurs, ne désigne
nullement un personnage historique ou plus ou moins légendaire ; ce qu’il
désigne en réalité, c’est un principe, l’Intelligence cosmique qui réfléchit la
Lumière spirituelle pure et formule la Loi (Dharma) propre aux
conditions de notre monde ou de notre cycle d’existence […]. » (Ibidem, ch. IV)
[3] Cf. « au point de vue de sa signification cosmique, cette parole de saint Jean-Baptiste, dont la naissance coïncide avec le solstice d’été : « Il faut qu’il croisse (le Christ né au solstice d’hiver) et que je diminue » (Saint Jean, III, 30)
[4] Elles se situent en réalité un peu après la date exacte des deux solstices, ce qui en fait apparaître encore plus nettement le caractère, puisque la descente et la montée sont alors déjà commencées effectivement ; à ceci correspond, dans le symbolisme védique, le fait que les portes du pitri-loka et du dêva-loka sont dites être situées respectivement, non pas au sud et au nord exactement, mais vers le sud-ouest et vers le nord-est.
[5] Nous voulons parler ici de la signification étymologique de ce nom en hébreu ; quant au rapprochement entre Jean et Janus, il est bien entendu que c’est une assimilation phonétique qui n’a évidemment aucun rapport avec l’étymologie, mais qui n’en est pas moins importante pour cela au point de vue symbolique, puisque, en fait, les fêtes des deux saints Jean ont pris réellement la place de celles de Janus aux deux solstices d’été et d’hiver.
[6] Nous rappellerons ici, en la rattachant plus spécialement aux idées de « tristesse » et de « joie » que nous indiquions plus haut, la figure « folklorique » bien connue, mais sans doute généralement peu comprise, de « Jean qui pleure et Jean qui rit », qui est au fond une représentation équivalente à celle des deux visages de Janus ; « Jean qui pleure » est celui qui implore la miséricorde de Dieu, c’est-à-dire saint Jean-Baptiste, et « Jean qui rit » est celui qui lui adresse des louanges, c’est-à-dire saint Jean l’Évangéliste. [Ajoutons encore cette remarque tirée d‘un autre article : « Un vitrail du XIIIe siècle de l’église Saint-Rémi, à Reims, présente une figuration particulièrement curieuse, et sans doute exceptionnelle, en rapport avec ce dont il s’agit ici : on a discuté assez vainement la question de savoir quel est celui des deux saints Jean qu’il représente ; la vérité est que, sans qu’il faille voir là la moindre confusion, il représente les deux, synthétisés dans la figure d’un seul personnage, ce que montrent les deux tournesols placés en sens opposés au-dessus de la tête de celui-ci, et qui correspondent ici aux deux solstices et aux deux visages de Janus. »]
[7] "Nous disions que, en un certain sens, l’Arbre de Vie est rendu accessible à l’homme par la Rédemption ; en d’autres termes, on pourrait dire aussi que le véritable Chrétien est celui qui, virtuellement tout au moins, est réintégré dans les droits et dans la dignité de l’humanité primordiale, et qui a, par conséquent, la possibilité de rentrer dans le Paradis, dans le « séjour d’immortalité ». Sans doute, cette réintégration ne s’effectuera pleinement, pour l’humanité collective, que lorsque « la Jérusalem nouvelle descendra du ciel en terre » (Apocalypse, XXI), puisque ce sera la consommation parfaite du Christianisme, coïncidant avec la restauration non moins parfaite de l’ordre antérieur à la chute. Il n’en est pas moins vrai qu’actuellement déjà la réintégration peut être envisagée individuellement, sinon d’une façon générale ; et c’est là, pensons-nous, la signification la plus complète de l’« habitat spirituel » dans le Cœur du Christ, dont parlait récemment M. Charbonneau-Lassay (janvier 1926), puisque, comme le Paradis terrestre, le Cœur du Christ est véritablement le « Centre du Monde » et le « séjour d’immortalité »." Les arbres du Paradis
[8] Jean Reyor, dans Le Voile d'Isis d'Août-septembre 1929, a publié un article intitulé L'ordre du Temple et la question des deux Pontificats, dans lequel on trouve quelques considérations qui se rapportent au sujet du présent chapitre ; nous en reproduisons une partie à cause de la relation que Jean Reyor entretenait avec Guénon.
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