IV. Le Paradis terrestre et la Jérusalem céleste


Il n’est peut-être pas inutile, pour la bonne compréhension de ce qui va suivre, de revenir sur la question de la correspondance de la fin du cycle avec son commencement, et de dire quelques mots du Paradis terrestre et de la Jérusalem céleste. Voici tout d’abord une sorte de définition que Guénon donne des cycles :


« Nous devons considérer un cycle, dans l’acception la plus générale de ce terme, comme représentant le processus de développement d’un état quelconque de manifestation, ou, s’il s’agit de cycles mineurs, de quelqu’une des modalités plus ou moins restreintes et spécialisées de cet état. D’ailleurs, en vertu de la loi de correspondance qui relie toutes choses dans l’Existence universelle, il y a toujours et nécessairement une certaine analogie soit entre les différents cycles de même ordre, soit entre les cycles principaux et leurs divisions secondaires. » (Quelques remarques sur la doctrine des cycles cosmiques)


Le « cycle des cycles » (cf. La chaine des mondes), duquel tous les autres sont des reflets plus ou moins lointains, n’est autre que celui de la manifestation envisagée dans sa totalité, dont l’origine et la fin coïncident dans le Principe qui, étant non-manifesté, n’appartient pas Soi-même à cette manifestation. Si donc nous envisageons un cycle tel que celui de notre Manvantara, son début et sa fin doivent refléter, d’une certaine manière, à la fois cette « coïncidence » dans le Principe et la « discontinuité », si l’on peut dire, entre le Principe et le déroulement de la manifestation cyclique. Or, c’est bien ce qui arrive : tout ce qui, à l’origine, est en germe dans le Paradis terrestre se retrouve à la fin pleinement réalisé et définitivement fixé dans la Jérusalem céleste, qui en est la reconstitution analogique ; et l’un et l’autre sont séparés du déroulement cyclique respectivement par la chute et le redressement final : au « début des temps », le « temps dévorateur » démembre en quelque sorte le principe du cycle en commençant à dévorer successivement les possibilités que celui-ci comprend en simultanéité, jusqu’à ce que, ces possibilités étant épuisées, il finisse par se dévorer lui-même à la « fin des temps » ; alors, la « roue cesse de tourner » et tout est rétabli dans « l’intemporalité » de l’état primordial.


Cependant, bien que le Paradis terrestre et la Jérusalem céleste soient deux états d’une même chose, ils ne sauraient être purement et simplement assimilés l’un à l’autre : outre qu’un cycle n’est jamais « fermé », il y a entre eux un rapport d’analogie s’appliquant en sens inverse : ce qui était en germe à l’intérieur au commencement se retrouve en quelque sorte développé à l’extérieur à la fin (cf. De la sphère au cube) ; d’ailleurs, dans l’application initiatique de ce symbolisme qu’il a développé dans L’ésotérisme de Dante, Guénon les compare même aux deux Adam dont parle saint Paul, qui, à ce point de vue, se réfèrent en un certain sens respectivement à l’état préalable à la « chute » et à l’état consécutif à la « rédemption », l’un « négatif », l’autre « positif », ce qui n’était que virtuel au début du cycle se trouvant effectivement réalisé à sa fin (cf. Le symbolisme de la croix, ch.II). Cela dit, le Paradis terrestre est décrit comme un jardin avec un symbolisme végétal symbolisant l’élaboration des germes dans la sphère de l’assimilation vitale, tandis que la Jérusalem céleste est décrite comme une ville avec un symbolisme minéral représentant les résultats définitivement fixés, cristallisés pour ainsi dire, au terme du développement cyclique. L’un a une forme circulaire, l’autre une forme carrée, qu’on pourrait en quelque sorte qualifier respectivement de « dynamique » et de « statique » ; peut-être pourrait-on dire encore que le cercle est du côté de l’essence subtile de notre monde, tandis que le carré est du côté de la substance et de la « terre » en tant que principe de la « solidité » ; cependant, il faut prendre garde que les pierres de la Jérusalem céleste sont des pierres précieuses, donc déjà comme « transfigurées » ou « sublimées » par la lumière de l’agneau, et qu’en son centre, comme en celui du Paradis terrestre, figure l’ « arbre de vie ».


Cela dit, le Paradis terrestre et la Jérusalem céleste représentent, aux points extrêmes de la manifestation cyclique, le « centre de notre monde », la « Terre Sainte » par excellence, le prototype de toutes les autres « Terres Saintes », le centre spirituel auquel tous les autres centres sont subordonnés. C’est aussi la « Terre Pure », la « Terre des Saints », la « Terre des Bienheureux », la « Terre des Vivants », la « Terre d’immortalité » ; c’est le « Cœur du Monde ». Plus ou moins caché suivant les périodes, en vertu des lois cycliques, on situe habituellement ce séjour dans un « monde invisible », mais, si l’on veut comprendre ce dont il s’agit, il ne faut pas oublier qu’il en est de même des hiérarchies spirituelles dont parlent toutes les traditions : les divers mondes sont des états, et non pas des lieux, bien qu’ils puissent être décrits symboliquement comme tels.


Maintenant, la localisation de cette « Terre Sainte » dans une région déterminée « doit-elle être regardée comme littéralement effective, ou seulement comme symbolique, ou est-elle à la fois l’un et l’autre ? » À cette question, Guénon répond simplement que « les faits géographiques eux-mêmes, et aussi les faits historiques, ont, comme tous les autres, une valeur symbolique, qui d’ailleurs, évidemment, ne leur enlève rien de leur réalité propre en tant que faits, mais qui leur confère, en outre de cette réalité immédiate, une signification supérieure[1]. »


On peut donc dire que la « Terre Sainte » peut vivifier ou « informer », au sens Aristotélicien du terme, des entités géographiques différentes au cours des âges, de même que l’esprit peut vivifier des symboles, des temples ou des objets ; et il y a ici ceci de remarquable que Guénon termine la conclusion du Roi du Monde, dont nous venons de donner un aperçu, par la citation de Joseph de Maistre qui terminait aussi l’ article sur le projet qui devait aboutir au « Catholicisme intégral » :


« Il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l’ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs. Des oracles redoutables annoncent déjà que les temps sont arrivés. »


Peut-être donc est-il permis de penser que les temps en question doivent voir la manifestation extérieure, à la fois du « Catholicisme intégral » et de la « Terre Sainte ».


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[1] Ceci peut être comparé à la pluralité des sens selon lesquels s’interprètent les textes sacrés, et qui, loin de s’opposer ou de se détruire, se complètent et s’harmonisent au contraire dans la connaissance synthétique intégrale. – Au point de vue que nous indiquons ici, les faits historiques correspondent à un symbolisme temporel, et les faits géographiques à un symbolisme spatial ; il y a d’ailleurs entre les uns et les autres une liaison ou une corrélation nécessaire, comme entre le temps et l’espace eux-mêmes, et c’est pourquoi la localisation du centre spirituel peut être différente suivant les périodes envisagées.

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