V. La Discrimination, le Salut et la Révélation


La forme « chronologique » sous laquelle se présente symboliquement la doctrine des cycles représente en réalité l’enchaînement à la fois logique et ontologique d’une série « extra-temporelle » de causes et d’effets, enchaînement n’admettant aucune discontinuité effective, la fin d’un cycle coïncidant avec le début d’un autre. Aussi, au-delà du « point d’arrêt » marquant la fin du cycle actuel, la « Jérusalem céleste » doit devenir le « Paradis terrestre » du cycle futur, le commencement de celui-ci et la fin de celui-là n’étant proprement qu’un seul moment vu de deux côtés opposés.


Cela dit, il doit d’abord s’opérer une discrimination ou un « jugement » entre les résultats « positif » et les résultats « négatifs » du cycle finissant, car les premiers seuls peuvent être cristallisés dans la Jérusalem céleste pour être ensuite « transmués » en germes des possibilités du cycle futur, tandis que ce qui ne peut être utilisé ainsi est « précipité » sous la forme d’un « caput mortuum », au sens alchimique de ce terme, dans les « prolongements » les plus inférieurs de notre état d’existence, ou dans cette partie du domaine subtil qu’on peut véritablement qualifier d’ « infra-corporelle » ; et il doit être clair que cette distinction répond à celle des deux côtés de la « droite » et de la « gauche » où sont rangés respectivement les « élus » et les « damnés » dans le « Jugement dernier ».


Cette discrimination, comme on peut le voir dans l’avant-propos de La crise du monde moderne, occupe une place importante dans l’œuvre de Guénon, dont on peut même peut-être dire qu’elle est comme articulée en deux parties, l’une « positive », l’autre « négative », consistant respectivement en un exposé de la doctrine traditionnelle et une démonstration de l’inanité des superstitions modernes. Ceci dit, Guénon associe à mainte reprise le Christ au « jugement », comme par exemple dans  son article consacré à Janus, dont le point de départ est un document représentant le Christ sous les traits de ce dernier : il y est question, comme en divers autres passages de son œuvre, du Christ « juge des vivants et des morts » et des représentations du jugement dernier, des « voies de droite et de gauche que les pythagoriciens représentaient par la lettre Y et que figuraient aussi sous une forme exotérique le mythe d’Hercule entre la vertu et le vice », de « porte des cieux » et de « porte des enfers », de « voie large » et de « voie étroite », de « main bénissante » et de « main de justice »… Dans Le Roi du monde, ces symboles sont expliqués plus complètement ; nous mentionnerons seulement le passage sur le mot Haq, signifiant à la fois « Justice » et « Vérité » : outre qu’il y est question des représentations chrétienne du « Jugement dernier » dans lesquelles figure l’ange Mikaël et de « Mikaël, considéré comme l’Ange du Jugement », les attributs de « Justice » et de « Vérité », dans l’Apocalypse, sont précisément attribués au Cavalier par lequel s’opère la « discrimination », ce qui ne saurait être une simple coïncidence : « Et je vis le ciel ouvert ; et voici un cheval blanc, et Celui qui le monte s’appelle « Fidèle » et « Véridique », et c’est avec justice qu’il juge et fait la guerre » (Apocalypse, 19 :11). Ce Cavalier, Guénon l’a identifié à la fois au Christ et au Kalkin-avatâra, « descente divine » qui doit clore notre Manvantara d’après la tradition hindoue ; quant à Mikaël, il est expressément mentionné dans Le Roi du monde que le Pasteur d’Hermas l’assimile au Christ.


Maintenant, si Celui-ci revêt un aspect « terrible » à l’égard des « damnés », il apparaît à l’inverse comme « Sauveur » à l’égard des possibilités qui doivent servir à l’édification du monde futur. Guénon est revenu à mainte reprise sur ce dernier aspect du Verbe, qu’il a même expliqué dans un article spécial, Quelques aspects du symbolisme du poisson :


« […] dans l’Inde, la manifestation sous la forme du poisson (Matsya-avatâra) est regardée comme la première de toutes les manifestations de Vishnu[1], celle qui se place au début même du cycle actuel, et […] elle est ainsi en relation immédiate avec le point de départ de la Tradition primordiale. Il ne faut pas oublier, à cet égard, que Vishnu représente le Principe divin envisagé spécialement sous son aspect de conservateur du monde ; ce rôle est bien proche de celui du « Sauveur », ou plutôt ce dernier en est comme un cas particulier ; et c’est véritablement comme « Sauveur » que Vishnu apparaît dans certaines de ses manifestations, correspondant à des phases critiques de l’histoire du monde[2]. Or, l’idée du « Sauveur » est également attachée de façon explicite au symbolisme chrétien du poisson, puisque la dernière lettre de l’Ichthus grec s’interprète comme l’initiale de Sôter[3] ; cela n’a rien d’étonnant, sans doute, lorsqu’il s’agit du Christ, mais il est pourtant des emblèmes qui font plus directement allusion à quelque autre de ses attributs, et qui n’expriment pas formellement ce rôle de « Sauveur ».


« Sous la figure du poisson, Vishnu, à la fin du Manvantara, qui précède le nôtre, apparaît à Satyavrata[4], qui va devenir, sous le nom de Vaivaswata[5], le Manu ou le Législateur du cycle actuel. Il lui annonce que le monde va être détruit par les eaux, et il lui ordonne de construire l’arche dans laquelle devront être renfermés les germes du monde futur ; puis, toujours sous cette même forme, il guide lui-même l’arche sur les eaux pendant le cataclysme ; et cette représentation de l’arche conduite par le poisson divin est d’autant plus remarquable qu’on en retrouve aussi l’équivalent dans le symbolisme chrétien[6]. »


Si Guénon nous conte ceci, ou encore, comme ailleurs, l’histoire de Noé, c’est vraisemblablement, entre autre, pour que nous en tirions des leçons quant à l’époque actuelle ; et peut-être certains seraient-ils enclin à y voir une image du Christ de la « première venue », avertissant les hommes de l’imminence de la fin et fondant son Église, qu’Il guidera ensuite invisiblement jusqu’à sa seconde venue ; mais encore, comme nous le verrons, faudrait-il savoir de quelle Église il s’agit exactement.


Dans la suite de l’article que nous venons de citer, Guénon associe le « Sauveur » au « Révélateur », aspects du Verbe se rapportant respectivement plutôt à la fin d’un cycle et au début de celui qui le suit. En effet, de même qu’à l’origine de la Création, il y a le Verbe, il y a, à l’origine de chaque cycle d’existence, comme une particularisation de Celui-ci qui résulte, semble-t-il, de Sa manifestation sur le « support » constitué par les possibilités « sauvées » du cycle précédent :


« […] la tradition hindoue donne le nom de Pitris (pères ou ancêtres) aux êtres du cycle qui précède le nôtre, et qui est représenté, par rapport à celui-ci, comme correspondant à la Sphère de la Lune[7] ; les Pitris forment l’humanité terrestre à leur image, et cette humanité actuelle joue, à son tour, le même rôle à l’égard de celle du cycle suivant. » (Les néo-spiritualistes)


« […] les Pitris peuvent être considérés (collectivement) comme exprimant (à un degré quelconque) le Verbe Universel dans le cycle spécial par rapport auquel ils remplissent le rôle formateur, et l’expression de l’Intelligence Cosmique, réfraction du Verbe dans la formulation mentale de leur pensée individualisante (par adaptation aux conditions particulières du cycle considéré), constitue la Loi (Dharma) du Manu de ce cycle […] Si l’on envisage l’Univers dans son ensemble, c’est-à-dire en dehors de toutes les conditions spéciales qui déterminent cette réfraction dans chaque état d’être, c’est le Verbe Éternel Lui-même (Swayambhu, « Celui qui subsiste par Soi ») qui est l’Ancien des Jours (Purâna-Purusha), le Suprême Générateur et Ordonnateur des Cycles et des Âges. » (La constitution et l’évolution posthume de l’être humain selon le Védântâ)


« […] le déluge de Noé […] ne doit […] pas être confondu avec le déluge même du Manvantara (où l’on voit celui qui va être le Manu de ce cycle prenant avec lui dans l’Arche les sept Rishis, qui représentent et résument en eux toute la sagesse des cycles antérieurs). » (Lettre à Gaston Georgel du 23 septembre 1946)


« […] il est dit que les Rishis ou les Sages des premiers âges [dont Guénon dit ailleurs qu’ils « représentent la sagesse « supra-humaine » des cycles antérieurs au nôtre », ou encore qu’ils sont « les sept « Lumières », par lesquelles fut transmise au cycle actuel la Sagesse des cycles antérieurs »] ont « entendu » le Vêda : la Révélation, étant une œuvre du Verbe comme la création elle-même, est proprement une « audition » pour celui qui la reçoit[…] »[8] (Quelques aspects du symbolisme du poisson)


Dans le passage d’un cycle d’humanité à l’autre, les aspects de « Juge », de  « Sauveur » et de « Révélateur » revêtus par le Verbe sont étroitement associés. Pour s’en rendre compte, on peut comparer le changement d’état qui s’opère alors à la mort et à la naissance initiatique : tout changement d’état doit être considéré comme s’accomplissant dans les ténèbres, et la « chute » ou descente cyclique, conséquence de l’éloignement graduel du Principe, peut être comparée, surtout dans sa dernière phase, à la « descente aux enfers » par laquelle sont définitivement épuisées et comme « récapitulées » les possibilités inférieures de l’être, qui doit être ramené à un état de simplicité indifférenciée, une « materia prima » apte à recevoir la vibration du Fiat Lux initiatique. Cette vibration ou illumination initiale « sépare » la lumière des ténèbres, comme on peut le voir aussi bien dans la Genèse que dans le Prologue de l’Évangile de saint Jean ; elle « sauve » ceux qui ont la possibilité de devenir « fils de Dieu » ; et elle « révèle » au centre de l’être le Verbe, par le rayonnement duquel seront ensuite réalisées toutes les possibilités du cycle futur.


Maintenant, il nous faut citer le compte rendu qu’a fait Guénon d'un livre d’Évola sur le Graal :


« Le Graal et sa « queste » peuvent […] être rattachés à ce qu’Hésiode désigne comme le « cycle des héros », en considérant ceux-ci comme des êtres doués de la possibilité de réintégrer l’« état primordial » et de préparer ainsi la venue d’un nouvel « âge d’or » ; et l’on peut apercevoir immédiatement par là une certaine relation avec la conception du « Saint-Empire », laquelle, à vrai dire, ne parvint jamais à se réaliser pleinement. Chose assez étrange, les principaux textes relatifs au Graal parurent tous au cours d’une période très brève, coïncidant avec la phase culminante de la tradition médiévale et notamment de la chevalerie, comme s’ils représentaient la manifestation soudaine, à un moment donné, d’une sorte de courant souterrain qui redevint bientôt invisible ; puis il y eut une reprise plus tard, après la destruction des Templiers, auxquels paraissent avoir succédé, sous une forme plus secrète, des organisations qui elles-mêmes ne furent pas sans rapport avec la tradition du Graal. »


Une de ces organisations fut sans aucun doute celle des « Fidèles d’Amour » dont Dante était membre ; et la tradition ésotérique à laquelle il se rattachait, tradition que l’on pourrait peut-être qualifier de « super-catholicisme », et dont une des préoccupations importante était manifestement la préparation du « Règne du Saint-Empire », cette tradition est donc celle des « héros » qui doivent préparer la descente de la « Jérusalem Céleste » et la manifestation du « Catholicisme intégral » à la fin du cycle, celle des « gardiens du Saint-Graal », c’est à dire du « vaisseau » dans lequel est conservée la Sagesse qui doit présider au cycle futur.


« Nous citerons ces quelques lignes [de Louis Charbonneau-Lassay] qui soulèvent une question fort intéressante, quoique sans doute bien difficile à résoudre complètement : « Certains regardent la légende du Graal comme une sorte de prophétie, ou de thème à clef, se rapportant à un corps d’enseignement oral, hautement traditionnel et aujourd’hui secret, qui reparaît par intermittence dans le monde religieux, gardé, dit-on, par des dépositaires d’élite providentiellement favorisés en vue de cette mission… L’enseignement oral dont il est ici question aurait fleuri dès les premiers siècles chrétiens et serait tombé presque en oubli peu après la paix de Constantin, en 311, et jusqu’à la brève renaissance carolingienne, après laquelle il aurait subi une nouvelle éclipse durant le Xe siècle ; mais pendant le XIe et le XIIe – le “cycle de l’Idée pure” – son influence sur de hauts esprits aurait été considérable, jusqu’à ce que, sous le règne de saint Louis, il disparaisse de nouveau… Énigme historique, si l’on veut, dont on ne doit parler qu’avec réserve. » »


_______________________


[1] Nous devons faire remarquer que nous ne disons pas « incarnations », comme on le fait habituellement en Occident, car ce mot est tout à fait inexact ; le sens propre du terme avatâra est « descente » du Principe divin dans le monde manifesté.


[2] Signalons aussi, à ce propos, que la dernière manifestation, le Kalkin-avatâra, « Celui qui est monté sur le cheval blanc », et qui doit venir à la fin de ce cycle, est décrite dans les Purânas en des termes rigoureusement identiques à ceux qui se trouvent dans l’Apocalypse, où ils sont rapportés à la « seconde venue » du Christ.


[3] Quand le poisson est pris comme symbole du Christ, son nom grec Ichthus est considéré comme formé par les initiales des mots Iêsous Christos Theou Uios Sôter.


[4] Ce nom signifie littéralement « voué à la Vérité » ; et cette idée de la « Vérité » se retrouve dans la désignation du Satya-Yuga, le premier des quatre âges en lesquels se divise le Manvantara. On peut aussi remarquer la similitude du mot Satya avec le nom de Saturne, considéré précisément dans l’antiquité occidentale comme le régent de l’« âge d’or » ; et, dans la tradition hindoue, la sphère de Saturne, est appelée Satya-Loka.


[5] Issu de Vivaswat, l’un des douze Adityas, qui sont regardés comme autant de formes du Soleil, en correspondance avec les douze signes du Zodiaque, et dont il est dit qu’ils doivent paraître simultanément à la fin du cycle (cf. Le Roi du Monde, ch. IV et XI).


[6] M. Charbonneau-Lassay cite, dans l’étude mentionnée plus haut, « l’ornement pontifical décoré de figures brodées qui enveloppait les restes d’un évêque lombard du VIIIe ou IXe siècle, et sur lequel on voit une barque portée par le poisson, image du Christ soutenant son Église ». Or, l’arche a souvent été regardée comme une figure de l’Église, aussi bien que la barque (qui fut anciennement, avec les clefs, un des emblèmes de Janus ; cf. Autorité spirituelle et pouvoir temporel, ch. VIII) ; c’est donc bien la même idée que nous trouvons ainsi exprimée à la fois dans le symbolisme hindou et dans le symbolisme chrétien.


[7] [Ceci est facile à comprendre, puisque, d’une part, la sphère de la lune joue un rôle « formateur » à l’égard du monde terrestre (cf. Le démiurge), et que, d’autre part, le « Paradis terrestre » est décrit comme touchant la « sphère de la Lune »].


[8] Les sept Rishis, qui sont dits symboliquement résider dans la Grande Ourse, pourraient bien avoir quelques rapports avec les sept traditions dont nous avons parlé précédemment. Dans Le sanglier et l’ourse, Guénon les met en rapport avec les « sept Lumières » du symbolisme maçonnique (ce qui est à garder en mémoire en vue de ce que nous aurons à dire ultérieurement de la Maçonnerie), et il ajoute que « la présence d’un même nombre de personnes les représentant est nécessaire pour la constitution d’une loge « juste et parfaite », ainsi que pour la validité de la transmission initiatique. » En outre, « les sept étoiles dont il est parlé au début de l’Apocalypse (I, 16 et 20) seraient, suivant certaines interprétations, celles de la Grande Ourse [qui est bien entendu située au Pôle]. »

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