VII. Christianisme et antichristianisme


En divers endroits, Guénon a mentionné l’apologue de l’âne portant des reliques ; en outre, par deux fois au moins, dont l’une est assez curieuse, il a fait allusion à l’entrée du Christ à Jérusalem, monté sur un âne ; enfin, à propos du « graffite du mont Palatin » représentant un homme en adoration devant un crucifié à tête d’âne, il écrit qu’il s’agit d’ « un des plus hideux mystères du monde infernal » (compte rendu d’article, mars 1933). Ces rapprochements vont nous fournir la clef de bien des énigmes, mais, auparavant, il faut savoir que la figure de l’âne tient une certaine place dans l’œuvre de Guénon, et nous citerons à ce propos son article sur Seth :


«  [Un animal symbolique du Set égyptien qui a] au moins autant d’importance que l’hippopotame, si étonnant que cela puisse sembler, c’est l’âne, et plus spécialement l’âne rouge[1], qui était représenté comme une des entités les plus redoutables parmi toutes celles que devait rencontrer le mort au cours de son voyage d’outre-tombe, ou, ce qui ésotériquement revient au même, l’initié au cours de ses épreuves ; ne serait-ce pas là, plus encore que l’hippopotame, la « bête écarlate » de l’Apocalypse[2] ? En tout cas, un des aspects les plus ténébreux des mystères « typhoniens » était le culte du « dieu à la tête d’âne », auquel on sait que les premiers chrétiens furent parfois accusés faussement de se rattacher[3] ; nous avons quelques raisons de penser que, sous une forme ou sous une autre, il s’est continué jusqu’à nos jours, et certains affirment même qu’il doit durer jusqu’à la fin du cycle actuel. »


Cela dit, rappelons que Guénon a expliqué à maintes reprises que le développement d’un cycle tel que celui de notre humanité, considéré dans son ensemble, devait s’accomplir dans un sens descendant (comme l’exprime d’ailleurs le terme de « chute »), et qu'un redressement immédiat devait advenir une fois atteint le point le plus bas. Ainsi qu’il est dit dans Autorité spirituelle et pouvoir temporel : « comme tout ce qui n’a qu’une existence négative, le désordre se détruit lui-même ; c’est dans son excès même que peut se trouver le remède aux cas les plus désespérés, parce que la rapidité croissante du changement aura nécessairement un terme […] [et c’est son] aggravation même qui [l’] empêche […] de se perpétuer indéfiniment ».


D’autre part, nous avons déjà vu que, dans sa dernière phase, la descente cyclique pouvait être comparé à la « descente aux enfers » initiatique qui, outre qu’elle « est comme une récapitulation des états qui précèdent logiquement l’état humain, qui en ont déterminé les conditions particulières, et qui doivent aussi participer à la « transformation » qui va s’accomplir», « permet la manifestation, suivant certaines modalités, des possibilités d’ordre inférieur que l’être porte encore en lui à l’état non développé, et qui doivent être épuisées par lui avant qu’il lui soit possible de parvenir à la réalisation de ses états supérieurs. »


Ces considérations permettent de faire entrevoir une des raisons pour laquelle c’est un âne que monte le Christ à son entrée à Jérusalem : « il faut qu’il y ait du scandale », comme le dit l’Évangile, et c’est en quelque sorte par l’autodestruction du mal par le mal que s’opère la « purification » qui rendra le monde apte à recevoir à nouveau la lumière du Verbe. Cependant, si cette « illumination » ne peut avoir lieu qu’une fois atteint le point le plus bas, il y a probablement à cela (outre que les possibilités les plus inférieures, qui sont malgré tout des éléments nécessaires de l'ordre total, doivent forcément aussi être réalisées) une raison plus profonde, tenant au rapport d’analogie existant entre les points extrêmes de la manifestation cyclique, l’un étant comme le reflet inverse de l’autre.


Bien que cette dernière remarque ait une importance considérable pour la suite de cette étude, il ne saurait être ici question d’exposer en détail l’enseignement qui s’y rapporte, enseignement contenu surtout dans Le règne de la quantité et les signes des temps ; disons simplement que les points extrêmes en question correspondent, dans leur ordre, à l’ « essence » et à la « substance », les deux pôles entre lesquels se produit toute manifestation, et que c’est leur rapport inverse qui explique qu’à la fin du cycle, le « règne de l’Antéchrist » apparaisse comme une contrefaçon du « Saint Empire », comme une imitation caricaturale de tout ce qui est vraiment traditionnel et spirituel, avec une hiérarchie « à rebours » dont l’être qui occupera son sommet touchera de plus près que tout autre au fond même des « abîmes infernaux » ; et c’est ce rapport inverse qui explique que cet être puisse prendre pour symboles, mais interprétés « à rebours », les symboles même du Christ, comme nous l’avons déjà vu. Citons à ce propos le début d’une note du Roi du monde :


« « Et le tentateur, s’approchant, dit à Jésus : Si tu es le fils de Dieu, commande que ces pierres deviennent des pains » (St Matthieu, IV, 3 ; cf. St Luc, IV, 3). Ces paroles ont un sens mystérieux […] : le Christ devait bien accomplir une semblable transformation, mais spirituellement, et non matériellement comme le demandait le tentateur ; or l’ordre spirituel est analogue à l’ordre matériel, mais en sens inverse, et la marque du démon est de prendre toutes choses à rebours. […] »


On peut donc voir dans la figue du Christ monté sur un âne comme une sorte de « sceau de Salomon » dont le triangle inversé serait pris dans un sens maléfique, c’est à dire comme l’ombre négative et le contrepied du triangle droit (cf. Le règne de la quantité et les signe des temps, ch.XXX). Comme l’écrit Ibn ‘Arabî dans le neuvième chapitre des Fusus-al-Hikam, « le monde est à Dieu ce que l’ombre est à la personne » ; or, dans l’éloignement graduel du Principe qui caractérise la descente cyclique, il vient un moment où celui-ci est perdu de vue, et à partir duquel il n’en peut donc subsister qu’une ombre négative. Guénon, dans Les racines des plantes, enseigne qu’une telle erreur, consistant à considérer la manifestation comme « séparée » de son Principe, ne devient possible que quand l’intelligence de la langue sacrée vient à s’obscurcir. En effet, les symboles traditionnels qui constituent ces langues comprennent tous une multitude de sens hiérarchisés correspondant à la multitude même des degrés de l’Être ; et à la « matérialisation » progressive accompagnant la descente cyclique correspond une « matérialisation » corrélative dans la manière dont les symboles sont compris. Si l’on considère en particulier les anges, on peut facilement comprendre qu’ils ne puissent pas être envisagés comme des puissances indépendantes et séparées du Principe tant que la signification des noms qui leurs sont donnés n’est pas perdue de vue, car ces noms sont toujours la désignation d’attributs divins ; mais quand la signification de leurs noms vient à être incomprise, alors leur participation au Principe, dont ils tiennent tout ce qui constitue leur être, peut-être méconnue, et ils ne sont plus alors que des « anges déchus », des sortes d’ombres inversées par rapport à leur être réel : « On pourrait dire, et peu importe que ce soit littéralement ou symboliquement, que, dans ces conditions, celui qui croit faire appel à un ange risque fort de voir au contraire un démon apparaître devant lui. » [4]


Maintenant, et c’est là surtout où nous voulions en venir, la tradition chrétienne a ceci de spécial qu’elle n’a pas de langue sacrée qui lui soit propre, comme nous l’avons déjà noté : nous n’avons pas les paroles du Christ dans la langue même où elles furent prononcées, et c’est là une chose étonnante pour quiconque veut bien y réfléchir : comment donc se peut-il que les premiers chrétiens ne conservèrent  pas pieusement, dans leur littéralité même, les paroles de leur Seigneur ?


Nous avons déjà donné une des solutions possibles de cette énigme ; une autre peut être facilement déduite de ce qui précède : pour que « le scandale » arrive, il fallait nécessairement que l’intelligence des symboles s’obscurcisse et que les vérités les plus hautes soient exprimées dans les langues vulgaires[5], car seulement alors pouvait-on en venir à se figurer véritablement le Verbe comme un être limité, et même comme un homme charnel, doué de sentiments humains, agissant à la manière des hommes, et aussi, inversement, à diviniser l’humanité, « non pas au sens où le christianisme permet de l’envisager d’une certaine manière, mais au sens d’une substitution de l’humanité à Dieu. » À cet égard, nous voudrions attirer l’attention sur la fin du chapitre des Aperçus sur l’initiation sur les sectes religieuses :  « il semble bien », y écrit Guénon, « que, dans quelques cas, des « sectes » religieuses aient pu prendre naissance du fait de la diffusion inconsidérée de fragments de doctrine ésotérique plus ou moins incomprise […] l’erreur ne vient-elle pas toujours, en définitive, d’une incompréhension ou d’une déformation de la vérité ? […] on pourrait peut-être dire aussi qu’il faut que de telles choses aient lieu dans certaines circonstances, comme moyen d’une action devant s’exercer sur la marche des événements ; les « sectes » ont aussi leur rôle à jouer dans l’histoire de l’humanité, même si ce n’est qu’un rôle inférieur, et il ne faut pas oublier que tout désordre apparent n’est en réalité qu’un élément de l’ordre total du monde. »


Il faut donc, pour qu’advienne le « règne de l’Antéchrist », que l’Esprit soit perdu de vue ; et l’on pourrait dire que, dans la figure du Christ monté sur l’âne, la partie supérieure doit devenir invisible, ce qui est à rapprocher, en mode en quelque sorte « maléfique », de toute une catégorie de symboles dont Guénon a fréquemment parlé : l’arche et l’arc en ciel, les deux Nûn, les deux moitiés de l’œuf du monde, tous constitués de deux parties inverses, respectivement inférieure et supérieure, et dont la partie inférieure seule, dans certains cas, demeure visible dans la dernière partie du cycle.


Pour comprendre l’importance de cette dernière remarque, il suffit d’examiner l’attitude de Guénon à l’égard de la Franc-Maçonnerie. Nul mieux que lui n’a indiqué sa nature, ses origines et ses "héritages", nul mieux que lui n'a indiqué les étapes les plus importantes de son histoire et de sa déchéance, et n’a fait les distinctions qui s’imposaient entre Maçonnerie "opérative" et "spéculative", Maçonnerie « régulière » et « irrégulière »[6], entre la Maçonnerie comme telle et les diverses influences qui peuvent s'exercer en elle aussi bien qu'ailleurs[7], et nul mieux que lui n’en a démontré les méfaits quand il y avait lieu [8]. Cependant, à l’égard de la Maçonnerie « régulière », et bien que toute son œuvre témoigne de sa dégénérescence, il a plutôt maintenu une attitude en quelque sorte « positive », expliquant ses formules et ses symboles, affirmant la continuité de la transmission de l’influence spirituelle par le maintien de ses formes rituelles, et même, en lui attribuant, au milieu même de l'obscurcissement général caractérisant l'époque moderne, un certain rôle de "conservation"(fut-il simplement celui de la "lettre") à l'égard de diverses traditions initiatiques[9]. N’y a-t-il pas là un enseignement précieux pour les chrétiens d’aujourd’hui ? Comme il le leur a laissé entendre dans Autorité spirituelle et pouvoir temporel, n’est-ce pas l’attitude qu’ils devraient avoir eux-mêmes envers l’Église ? Et ce n’est pas nous simplement qui rapprochons ces deux organisations, c’est Guénon lui-même, dans le compte rendu d’un livre intitulé La guerre occulte : « […] nous étonnerons peut-être beaucoup les auteurs si nous disons que l’infiltration des idées modernes, au détriment de l’esprit initiatique, a fait [de la Maçonnerie], non point un des agents de la « conspiration », mais au contraire une de ses premières victimes ; et cependant, en réfléchissant à certains efforts actuels de « démocratisation » du Catholicisme lui-même, qui ne leur ont certainement pas échappé, ils devraient pouvoir arriver, par analogie, à comprendre ce que nous entendons par là… »


Cela dit, il y a encore quelque chose de bien digne de remarque : il faut savoir qu’on peut faire remonter l’origine de la Maçonnerie "moderne" aux Constitutions de la Grande Loge d’Angleterre, publiées en 1723, et rédigées par les pasteurs protestants Anderson et Desaguliers « qui firent disparaître tous les anciens documents sur lesquels ils purent mettre la main, pour qu’on ne s’aperçut pas des innovations qu’ils introduisaient, et aussi parce que ces documents contenaient des formules qu’ils estimaient fort gênantes, comme l’obligation de « fidélité à Dieu, à la Sainte Église et au Roi », marque incontestable de l’origine catholique de la Maçonnerie […] ». En outre, les réformateurs ou plutôt les « déformateurs » protestants en question ne connaissant pas tous les grades de l’ancienne Maçonnerie opérative, celle-ci fut pour ainsi dire tronquée de sa partie supérieure, d'où de graves lacunes qui ne purent être entièrement comblées, malgré certaines "reprises" ultérieures[10] ; en tous cas, cette Maçonnerie "réformée" ne fut plus guère que "théorique" ou "spéculative", et nous retrouvons là comme une nouvelle illustration des symboles à la partie supérieure cachée dont nous parlions plus haut.


Maintenant, au-dessus des trois grades, dits "symboliques", de la Maçonnerie spéculative (l'ancienne Maçonnerie opérative en comportait sept), vinrent ensuite se superposer divers systèmes de « hauts grades », dont on pourrait en quelque sorte regarder certains comme une tentative pour remédier à son « incomplétude » (sans parler de la fonction de "conservation" dont nous parlions plus haut) ; mais ce qui nous importe ici, c’est que Guénon ait écrit de longues pages sur de mystérieux personnages doués de « pouvoirs », d’ailleurs d’un ordre très inférieurs, qui participèrent à la création de certains de ces « hauts-grades » : « on conçoit aisément », écrit Guénon sous la « signature» du Sphinx, « comment il était possible, en s’emparant des Hauts Grades au moyen d’émissaires sans mandat officiel, de diriger invisiblement toute la Maçonnerie, et cela suffit à expliquer la multiplicité des tentatives faites pour y parvenir ».[11]


Nous en tirerons deux conclusions, l’une « maléfique », l’autre « bénéfique ». La première concerne les « saints de Satan », ces « magiciens noirs » qui cherchent à détruire toutes les traditions vivantes, afin de s’emparer de leurs « cadavres psychiques » abandonnés par l’esprit, comme ils s’emparent déjà de ceux des traditions mortes (Cf Le règne de la quantité et les signes des temps, ch.XXVII) : après avoir travaillé constamment dans l’ombre pour inspirer et diriger invisiblement tous les mouvements modernes, ils en arriveront en dernier lieu à « s’extérioriser » au sommet de la « contre-tradition » ou « règne de l’Antéchrist », où ils apparaitront comme la manifestation d’une sorte de série de « hauts-grades » à rebours, jusque-là cachée. Quant au point de vue « bénéfique », il s’agit bien entendu du « retour glorieux », où apparaitront à nouveau les véritables hiérarchies spirituelles, l’arc en ciel, signe d’union du ciel et de la terre, couronnant l’arche symbolique contenant les germes du cycle futur ; mais il va de soi que, même avant cela, le lien entre le ciel et la terre ne saurait être tout à fait rompu, et que la véritable Église du Christ, bien que cachée, exerce constamment une influence sans laquelle rien ne pourrait être sauvé.


Nous pouvons maintenant récapituler ce qui précède comme suit :


Bien que le « règne de l’Antéchrist », envisagé isolément, soit une anomalie monstrueuse, il n’en est pas moins un élément nécessaire de l’ordre total. Ce règne sera celui de la « spiritualité à rebours » et de la « contre-tradition », la « grande parodie » par excellence, le reflet obscur et inversé ou l’imitation caricaturale et « satanique » de tout ce qui est vraiment traditionnel et spirituel ; contrefaçon du « Saint Empire », ce sera, à l’opposé de la synthèse du « Catholicisme intégral » (Cf. Synthèse et syncrétisme), un ensemble syncrétique devant donner l’illusion de quelque chose de comparable, et même d’équivalent selon l’intention de ses auteurs, à ce qui constitue l’intégralité d’une tradition véritable, y compris ses applications dans tous les domaines.


L’avènement de ce « monde renversé » ne sera possible, pourrait-on dire, que par une dégénérescence extrême du christianisme, allant jusqu’à une véritable subversion. Les symboles de cet « antichristianisme », même s’ils sont en apparence les mêmes que ceux du vrai christianisme, seront pris à rebours dans un sens maléfique, et c’est ainsi que, par exemple, le développement et la puissance psychique « éléphantesque » de l’Antéchrist sera comme une parodie de l’union des natures divine et humaine dans la personne du Christ.


« Le Protestantisme », écrit Guénon, « lorsque ses tendances sont poussées à l’extrême, [doit-il] logiquement aboutir à l’antichristianisme ? Si paradoxale qu’une telle conclusion paraisse peut-être au premier abord (et surtout quand on se souvient que beaucoup de sectes protestantes aiment à se dire « chrétiennes » sans épithète, ou encore « évangéliques »), il y a pourtant des faits qui sont tout au moins susceptibles de lui donner quelque vraisemblance » ; et il ajoute en note que cette conclusion est précisément celle d’un article consacré au théosophisme, publié dans l’Écho du merveilleux en 1912, et dont voici la fin : « Après avoir rêvé sur les pages que Mme Annie Besant a écrites au sujet de la venue prochaine de l’Instructeur du Monde, du grand révélateur d’une religion mondiale, ils (les théosophistes) seront disposés à le reconnaître dans l’Antéchrist. Le protestantisme aura l’antichristianisme comme conséquence finale. »


Déjà, Guénon avait souligné que, si l’on pouvait rire de bon nombre de fantaisies théosophistes qui n’avaient, après tout, pas une très grande importance, ce qui en avait bien davantage, c’était la façon dont ceux-ci entendaient s’acquitter de leur rôle de « missionnaires », et notamment, ajoutait-il, « dans le « district » qui correspond au domaine du Christianisme ». Dans un article intitulé « Une contrefaçon du Catholicisme », il est revenu sur cette question ; en voici quelques passages :


« […] la dernière entreprise théosophiste présente ce caractère particulier d’être une véritable contrefaçon du Catholicisme, combinée assez habilement pour induire en erreur des esprits sincères, mais mal informés.


« Nous n’avons pas l’intention de refaire ici l’histoire, fort compliquée d’ailleurs, de l’organisation qui porte le nom de « Société Théosophique » ; nous dirons seulement que, dans sa première phase, elle présentait, sous une étiquette orientale, un mélange confus d’idées très modernes et très occidentales avec des fragments empruntés à des doctrines des provenances les plus diverses ; et cet ensemble hétéroclite était, disait-on, la doctrine originelle dont toutes les religions étaient issues. Le théosophisme était alors assez violemment antichrétien ; mais, à un certain moment, il se produisit un changement d’orientation, au moins apparent, et le résultat en fut l’élaboration d’un « Christianisme ésotérique » de la plus extraordinaire fantaisie. On ne devait pas s’en tenir là : bientôt, on annonça la venue imminente d’un nouveau Messie, d’une autre incarnation du Christ ou, comme disent les théosophistes, de l’« Instructeur du Monde » […]


« […] Nous devons donc nous attendre à voir de prétendus Messies ou prophètes apparaître un peu partout, d’autant plus qu’il semble, et c’est peut-être là ce qu’il y a de plus inquiétant, que la Société Théosophique ne soit pas la seule organisation qui travaille actuellement à susciter des mouvements de ce genre. [… ]


« [… ] pour pouvoir se présenter comme « catholiques », [les théosophistes] voulaient tout d’abord s’assurer le bénéfice de la « succession apostolique » en obtenant la consécration épiscopale pour quelques-uns des leurs. [… ]


« [… ] Naturellement, il n’est nullement nécessaire d’adhérer à la Société Théosophique pour faire partie de l’Église Catholique Libérale ; dans celle-ci, on n’enseigne pas ouvertement les doctrines théosophistes, mais on prépare les esprits à les accepter. La liturgie elle-même a été assez adroitement modifiée dans ce sens : on y a glissé une foule d’allusions peu compréhensibles pour le grand public, mais très claires pour ceux qui connaissent les théories en question. [… ]


« […] Il y a mieux encore : ce n’est plus seulement la liturgie, c’est maintenant l’Évangile lui-même qui est altéré, et cela sous prétexte de retour au « Christianisme primitif ». […] »


Certains diront peut-être qu’en tout cela, il n’est question que de Protestantisme, de "pseudo-initiation" ou de « sectes » hétérodoxes diverses ; malheureusement, le Catholicisme lui-même est de plus en plus affecté par ces « signes des temps ». Sous le rapport de la compréhension doctrinale notamment, il devient de plus en plus difficile de distinguer un catholique d’un protestant "libéral", voire d’un mormon ; quant aux idées messianiques ou millénaristes les plus suspectes, dont nous aurons à reparler, elles ont aussi leur place dans le Catholicisme, comme on peut le voir par ce qu’écrit Guénon de l’apparition de la Salette :


« […] nous devons signaler […] un article de M. Paul Vulliaud sur Léon Bloy prophète et martyr, qui contient de curieux détails sur les origines de la « mission » dont cet étrange personnage se croyait investi ; le plus intéressant, dans cette histoire, est ce qui est en rapport direct avec l’affaire de la Salette, qui est un de ces événements aux « dessous » suspects, dont l’époque contemporaine n’offre que trop d’exemples, et qui, comme le note l’auteur, présente des relations vraiment singulières avec l’affaire de la « survivance » de Louis XVII, relations qui sont d’autant plus à remarquer qu’il en est constamment de même dans toutes les choses de ce genre qui se produisirent au cours du XIXe siècle ; la recherche des raisons de ce fait pourrait sans doute mener assez loin dans le domaine de ce qu’on peut appeler l’histoire « souterraine » de notre temps… Par ailleurs, le fameux « Secret de la Salette », qui a manifestement inspiré les invectives furieuses de Léon Bloy contre les catholiques et en particulier contre le clergé, contient quelques « marques » assez nettes de la véritable nature des « influences » qui ont agi en tout cela ; aussi, quand on constate que, sous des formes diverses, ces choses ont encore une « suite » actuellement, est-il permis de trouver que cela n’est pas précisément très rassurant ; et l’on comprendra par là pourquoi, notamment, la vogue présente de certaines prétendues « prophéties » doit inspirer quelques inquiétudes à quiconque n’est pas entièrement ignorant de ces sortes de « ramifications ». »


Ce qui est encore digne de remarque, c’est qu’une des formes du Protestantisme dans laquelle la confusion du psychisme inférieur et du spirituel est la plus manifeste, le Pentecôtisme, ait pénétré officiellement le Catholicisme, tel un cheval de Troie, sous la dénomination de « Charismatisme » ; mais plus grave encore est peut-être l’altération de la liturgie telle qu’elle fut opérée après le concile de Vatican II[12], qui fut vraisemblablement une désastreuse modernisation de l’Église telle que celles qu’avait déjà signalées Guénon (Cf. La superstition de la vie, dans Orient et Occident, La science des religions, dans l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, et le ch.V de La crise du monde moderne).


A vrai dire, la décomposition ou la subversion des structures extérieures de l’Église semble devoir être une conséquence inévitable de son enracinement temporel, de son lourd appareil administratif, bref de ce qu’on a appelé la « Donation de Constantin » : comment en effet cet engagement dans le monde extérieur pourrait-il se concilier avec les conditions de l’époque actuelle, qui doit justement voir ce monde extérieur soumis aux forces « infernales » ? « Va, mon peuple, entre dans tes chambres », lisons nous dans Isaïe (26.20), « ferme tes portes sur toi ; cache toi un tout petit instant, jusqu’à ce qu’ait passé la Colère ». Les trois reniements de Pierre et sa crucifixion la tête en bas sont donc fort significatifs, ainsi que les terribles paroles que lui adresse le Christ : « Retire-toi de moi, Satan ! » (Matthieu, 4.10).


Maintenant, tout ceci ne concerne que l’âne, au-dessus duquel, dans l’Évangile, nous avons le Christ et, dans l’apologue, les reliques, dont Guénon écrit qu’elles sont un véhicule d’influences spirituelles. Il est inutile de répéter tout ce que nous avons déjà dit : conformément aux promesses évangéliques, l’influence spirituelle garante de la validité de la succession apostolique et du salut des âmes fidèles ne saurait abandonner le cœur même de l’Église ; il y a là, pourrait-on dire, comme un « sacrifice » de la part de l’aspect le plus intérieur du christianisme, sacrifice par lequel celui-ci communique à l’extérieur son influence à tout ce qui peut encore être sauvé, au milieu même de la subversion qui doit caractériser la dernière période du cycle. En outre, l’influence spirituelle confiée à l’église est peut-être destinée à jouer par rapport au retournement final un rôle comparable à celui du luz par rapport à la résurrection (Cf. Le Roi du Monde, ch.VII) :


« […] les diverses significations [du mot hébraïque luz] sont très dignes d’attention : ce mot a ordinairement le sens d’« amande » (et aussi d’« amandier », désignant par extension l’arbre aussi bien que son fruit) ou de « noyau » ; or le noyau est ce qu’il y a de plus intérieur et de plus caché, et il est entièrement fermé, d’où l’idée d’« inviolabilité »[13] (que l’on retrouve dans le nom de l’Agarttha). Le même mot luz est aussi le nom donné à une particule corporelle indestructible, représentée symboliquement comme un os très dur, et à laquelle l’âme demeurerait liée après la mort et jusqu’à la résurrection[14]. Comme le noyau contient le germe, et comme l’os contient la moelle, ce luz contient les éléments virtuels nécessaires à la restauration de l’être ; et cette restauration s’opérera sous l’influence de la « rosée céleste », revivifiant les ossements desséchés[15] ; c’est à quoi fait allusion, de la façon la plus nette, cette parole de saint Paul : « Semé dans la corruption, il ressuscitera dans la gloire[16]. » Ici comme toujours, la « gloire » se rapporte à la Shekinah, envisagée dans le monde supérieur, et avec laquelle la « rosée céleste » a une étroite relation […]. Le Luz, étant impérissable[17], est, dans l’être humain, le « noyau d’immortalité », comme le lieu qui est désigné par le même nom est le « séjour d’immortalité » : là s’arrête, dans les deux cas, le pouvoir de l’« Ange de la Mort ». C’est en quelque sorte l’œuf ou l’embryon de l’Immortel[18] ; il peut être comparé aussi à la chrysalide d’où doit sortir le papillon[19], comparaison qui traduit exactement son rôle par rapport à la résurrection. »


Il n’y a donc pas lieu de désespérer, malgré les apparences, car ce serait là succomber à la moderne « superstition du fait », selon l’expression d’une note d’Autorité spirituelle et pouvoir temporel que nous avons déjà citée, et dans laquelle il est précisément question de l’Église catholique. Le « règne de l’Antéchrist » verra se réaliser les plus instables, les plus éphémères et les plus illusoires de toutes les possibilités du cycle, les plus « éloignées » des principes immuables et véritablement réels, auxquels l’Église participe envers et contre tout, en dépit même de l’incompréhension de ses membres. Du reste, l’on a qu’à réfléchir à ce que, dans le christianisme, les organisations initiatiques, qui sont aux sociétés traditionnelles ce que l’esprit est au corps, furent toujours plus cachées que partout ailleurs, mais qu’elles n’en exercèrent pas moins constamment une influence indéniable ; et voici d’ailleurs ce qu’écrit Guénon de leur « retrait » du monde extérieur : « Que quelque chose en subsiste cependant, mais en quelque sorte invisiblement, tant que cette forme traditionnelle demeure vivante, cela doit être nécessairement ; s’il en était autrement, cela reviendrait à dire que « l’esprit » s’en est entièrement retiré et qu’il ne reste plus qu’un corps mort » ; et il écrit encore par ailleurs, à propos du monde occidental, qu’il y a lieu d’y « admirer la vitalité d’une tradition religieuse qui, même […] résorbée dans une sorte de virtualité, persiste en dépit de tous les efforts qui ont été tentés depuis plusieurs siècles pour l’étouffer et l’anéantir ; et, si l’on savait réfléchir, on verrait qu’il y a dans cette résistance quelque chose qui implique une puissance « non-humaine » ».


Dans toute organisation traditionnelle, cette puissance, bien que « non-humaine », n’en agit pas moins « toujours par l’intermédiaire d’êtres humains, qui sont les représentants autorisés de la tradition » (ceci pourrait être dit aussi de l’action antitraditionnelle, qui, s’exerçant dans le monde humain, doit forcément impliquer l’intervention d’agents humains) ; mais les agents de la puissance et de la volonté divine n’ont pas à intervenir directement dans les domaines relatifs, social ou autres, et à se mêler à l’action extérieure ; ils peuvent tout diriger « par une influence insaisissable au vulgaire, et d’autant plus profonde qu’elle [est] moins apparente » : unis au Principe, se tenant au point fixe qui est le centre de la « roue cosmique », ils remplissent, par rapport au monde extérieur, la fonction du « moteur immobile », et tous les mouvements « périphériques », même les plus opposés en apparences, concourent à la réalisation du plan d’ensemble auquel préside leur « action de présence ».


Ces considérations peuvent faire comprendre comment, « au sein d’une même organisation, il peut exister en quelque sorte une double hiérarchie, et ceci plus spécialement dans le cas ou les chefs apparents ne sont pas conscients eux-mêmes du rattachement à un centre spirituel ; il pourra y avoir alors, en dehors de la hiérarchie visible qu’ils constituent, une autre hiérarchie invisible, dont les membres, sans remplir aucune fonction « officielle », seront cependant ceux qui assureront réellement, par leur seule présence, la liaison effective avec ce centre. Ces représentants des centres spirituels, dans les organisations relativement extérieures, n’ont évidemment pas à se faire connaître comme tels, et ils peuvent prendre telle apparence qui convient le mieux à l’action « de présence » qu’ils ont à exercer, que ce soit celle de simples membres de l’organisation s’ils doivent y jouer un rôle fixe et permanent, ou bien, s’il s’agit d’une influence momentanée ou devant se transporter en des points différents, celle de ces mystérieux « voyageurs » dont l’histoire a gardé plus d’un exemple, et dont l’attitude extérieure est souvent choisie de la façon la plus propre à dérouter les investigateurs, qu’il s’agisse d’ailleurs de frapper l’attention pour des raisons spéciales, ou au contraire de passer complètement inaperçus[20]. »


Il nous semble qu’il doit forcément y avoir une hiérarchie invisible, telle que celle dont il est ici question, dans l’Église catholique, sans quoi celle-ci, depuis longtemps déjà, ne serait plus qu’un corps mort, pour reprendre l’expression de Guénon que nous avons cité plus haut. Du reste, les allusions qui y sont faites dans Autorité spirituelle et pouvoir temporel ou ailleurs nous semblent corroborer cette manière d’envisager les choses ; qu’on lise, par exemple, telle lettre à Jean Reyor :


« […] Quant au « retrait » dont vous parlez et à ses conséquences, je me rappelle que [Charbonneau-Lassay] m’avait raconté un jour que, envisageant précisément des éventualités de ce genre en parlant avec un prêtre (je suppose maintenant que ce doit être celui par qui il a connu l’ « Estoile Internelle »), il lui disait qu’il se demandait comment cela pourrait se concilier avec la promesse que l’Église devait durer « jusqu’à la fin du siècle », à quoi ce prêtre avait répondu que l’Église chrétienne n’est pas forcément la même chose que l’Église romaine ». Je ne peux pas garantir les termes exacts de la réponse, mais, en tout cas, le sens était bien celui-là ; il admettait donc que, même en pareil cas, toute possibilité ne se trouverait donc pas encore définitivement fermée, ce qui reviendrait, en somme, à supposer qu’il doit exister dans le Christianisme quelque chose qui est capable de garder l’influence spirituelle indépendamment de Rome ; mais cela se rapporte-t-il aux Églises orthodoxes orientales ou à quelque chose d’autre dans le Catholicisme latin lui-même ? Voilà ce que je serais bien embarrassé de dire, en l’absence de toute autre précision. »[21]


Il y a encore des considérations fort intéressantes sur « l’existence en quelque sorte indépendante, ça et là, de quelques êtres exceptionnels », dans les passages de la correspondance de Guénon à Di Giorgio où il est question du Padre Pio, qui était manifestement un de ceux qui doivent « frapper l’attention pour des raisons spéciales » (comme on pourra le voir en lisant les extraits de cette correspondance que nous reproduisons ici) ; et avant le Padre Pio, il y eut aussi le curé d’Ars, qui fut vraisemblablement plus qu’un simple « croyant ».


Il y eut même, au moins jusqu’au XVIIIème siècle, des organisations exerçant une action sociale importante, qui procédaient probablement d’autres organisations d’un ordre beaucoup plus intérieur (étant bien entendu qu’ « organisation » ne signifie nullement « société », et n’implique aucune structure extérieure, administrative ou autre ; Cf. Aperçus sur l’Initiation, ch.XII) :


« […] il y a des organisations », écrit Guénon, « qui, tout en n’ayant en elles-mêmes qu’un but d’ordre contingent, possèdent cependant un véritable rattachement traditionnel, parce qu’elles procèdent d’organisations initiatiques dont elles ne sont en quelque sorte qu’une émanation, et par lesquelles elles sont dirigées « invisiblement », alors même que leurs chefs apparents y sont entièrement étrangers. Ce cas […] se rencontre en particulier dans les organisations secrètes extrême-orientales : constituées uniquement en vue d’un but spécial, celles-là n’ont généralement qu’une existence temporaire, et elles disparaissent sans laisser de traces dès que leur mission est accomplie ; mais elles représentent en réalité le dernier échelon, et le plus extérieur, d’une hiérarchie s’élevant de proche en proche jusqu’aux organisations initiatiques les plus pures et les plus inaccessibles aux regards du monde profane. Il ne s’agit donc plus aucunement ici d’une dégénérescence des organisations initiatiques, mais bien de formations expressément voulues par celles-ci, sans qu’elles-mêmes descendent à ce niveau contingent et se mêlent à l’action qui s’y exerce, et cela pour des fins qui, naturellement, sont bien différentes de tout ce que peut voir ou supposer un observateur superficiel. Nous rappellerons ce que nous avons déjà dit plus haut à ce sujet, que les plus extérieures de ces organisations peuvent se trouver parfois en opposition et même en lutte les unes avec les autres, et avoir néanmoins une direction ou une inspiration commune, cette direction étant au-delà du domaine où s’affirme leur opposition et pour lequel seul elle est valable ; et peut-être ceci trouverait-il aussi son application ailleurs qu’en Extrême-Orient [c’est nous qui soulignons], bien qu’une telle hiérarchisation d’organisations superposées ne se rencontre sans doute nulle part d’une façon aussi nette et aussi complète que dans ce qui relève de la tradition taoïste. On a là des organisations d’un caractère « mixte » en quelque sorte, dont on ne peut dire qu’elles soient proprement initiatiques, mais non plus qu’elle soient simplement profanes, puisque leur rattachement aux organisations supérieures leur confère une participation, fut-elle indirecte et inconsciente, à une tradition dont l’essence est purement initiatique […] ; et quelque chose de cette essence se retrouve toujours dans leurs rites et leurs symboles pour ceux qui savent en pénétrer le sens le plus profond. »


Nous voudrions bien savoir ce que fut, avant sa « destruction » au XVIIIème siècle, l’ordre des Jésuites, fondé à Montmartre par saint Ignace et six de ses compagnons, sinon une organisation de ce type : « Nous pouvons citer, comme exemple d’« ascétique » », écrit Guénon, « les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, dont l’esprit est incontestablement aussi peu mystique que possible, et pour lesquels il est au moins vraisemblable qu’il s’est inspiré en partie de certaines méthodes initiatiques, d’origine islamique, mais, bien entendu, en les appliquant à un but entièrement différent. » Il y eut aussi l’importante Compagnie du Saint Sacrement, au secret si rigoureux, et avant cela, la Ligue, dont Guénon parle en ces termes dans une lettre à Vasile Lovinescu :


« La Ligue paraît bien avoir été la dernière manifestation extérieure de ce qui, antérieurement, s’était manifesté aussi dans la “mission” de Jeanne d’Arc ; je ne pense pas qu’on puisse parler proprement de R+C en ce cas ; mais le rôle des Guise n’en serait pas moins certainement intéressant à étudier. Bien que cela encore ne paraisse pas facile à éclaircir complètement. »


Nous ajouterons encore que, sans une action providentielle, on ne s’explique guère le développement du culte du Sacré Cœur (rappelons l’importante série d’articles publiée par Guénon dans Regnabit, « la revue universelle du Sacré Cœur »), non plus que la définition du dogme de l’Immaculée Conception[22]. Du reste, à Lourdes et à Pontmain, la Vierge n’a-t-elle pas délivré un message de salut pour les temps de la fin ?






[1] Encore un étrange rapprochement linguistique : en arabe « âne » se dit himar (en hébreu hemor), et « rouge » ahmar ; l’« âne rouge » serait donc, comme le « serpent d’airain », une sorte de « pléonasme » en symbolisme phonétique. [Guénon avait en effet écrit : "Il est assez curieux que le nom de Sheth, ramené à ses éléments essentiels ST dans l’alphabet latin (qui n’est qu’une forme de l’alphabet phénicien) donne la figure du « serpent d’airain ». À propos de ce dernier, signalons que c'est en réalité le même mot qui en hébreu signifie « serpent » (nahash) et « airain » ou « cuivre » (nehash) ; on trouve en arabe un autre rapprochement non moins étrange : nahas « calamité », et nahâs « cuivre »".]


[2] Dans l’Inde, l’âne est la monture symbolique de Mudêvî, aspect « infernal » de la Shakti.


[3] Le rôle de l’âne dans la tradition évangélique, à la naissance du Christ et à son entrée à Jérusalem, peut sembler en contradiction avec le caractère maléfique qui lui est attribué presque partout ailleurs ; et la « fête de l’âne » qui se célébrait au moyen âge ne paraît pas avoir été jamais expliquée d’une façon satisfaisante : nous nous garderons bien de risquer la moindre interprétation sur ce sujet fort obscur. [Autre part, Guénon écrit pourtant : " [...] le bœuf et l’âne, placés de part et d’autre de la crèche à la naissance du Christ, symbolisent respectivement l’ensemble des forces bénéfiques et celui des forces maléfiques ; ils se retrouvent d’ailleurs, à la crucifixion, sous la forme du bon et du mauvais larron. D’autre part, le Christ monté sur un âne, à son entrée à Jérusalem, représente le triomphe sur les forces maléfiques, triomphe dont la réalisation constitue proprement la « rédemption »".]


[4] Dans ces conditions, « il ne faut pas s’étonner qu’il soit parfois fait usage d’une phraséologie et d’un symbolisme dont l’origine est proprement religieuse, mais qui se trouvent dépouillés de ce caractère et détournés de leur première signification, et qui peuvent tromper facilement ceux qui ne sont pas avertis de cette déformation ; que cette tromperie soit intentionnelle ou non, le résultat est le même. » (L’emblème du Sacré-Cœur dans une société secrète américaine)


[5] Il faut dire qu’il ne s’agit là que de l’aspect en quelque sorte « négatif » de cette « profanation » : il semble en effet que celle-ci, outre qu’elle permit à « l’intériorité » du christianisme de se maintenir hors d’atteinte du monde profane, permit en même temps à l’influence spirituelle, comme nous le verrons plus loin, d’atteindre d’une certaine façon tout ce qui pouvait être encore sauvé, alors même que ce monde profane envahissait toutes choses ; et ceci est bien entendu à rapprocher du « sacrifice » dont parle Guénon dans Christianisme et initiation, ainsi peut-être que du onzième chapitre de l’épître de saint Paul aux Romains.- Citons encore ce passage du compte-rendu (mai 1938) d'un article du Mercure de France : "[...] il est malheureusement vrai que, dans le Christianisme, les rapports entre les deux domaines exotérique et ésotérique semblent n’avoir jamais été établis en fait d’une façon parfaitement normale comme ils l’ont été dans d’autres traditions ; il faut reconnaître qu’il y a là une sorte de « lacune » assez singulière, qui tient sans doute à des raisons multiples et complexes (l’absence d’une langue sacrée propre à la tradition chrétienne, par exemple, pourrait bien en être une), et dont l’explication pourrait d’ailleurs mener assez loin, car, au fond, c’est  là ce qui fait que, à aucune époque, la « Chrétienté » n’a jamais pu se réaliser complètement."

[6] Cf. Le Théosophisme, histoire d'une pseudo-religion, ch.XXV (Théosophisme et Franc-Maçonnerie), et surtout Aperçus sur l'initiation, ch.XII (Organisations initiatiques et sectes religieuses). Sur ce sujet, il n'est peut-être pas inutile de citer quelques passages de comptes rendus : "la Revue Internationale des Sociétés Secrètes [...] publie quelques documents sur cet O.T.O., dont le chef actuel, tout au moins pour les pays de langue anglaise, semble être Sir Aleister Crowley, récemment expulsé de France [...]. Ces documents sont naturellement accompagnés d’un commentaire tendancieux, où l’O.T.O. est présenté comme une « Haute Loge » et Aleister Crowley comme un successeur des « Illuminés » dont il est question dans L’Élue du Dragon ; c’est faire beaucoup d’honneur aux fantaisies plus ou moins suspectes de quelques individualités sans mandat et sans autorité ! Mais il est évident que la chose perdrait beaucoup de son intérêt, au point de vue très spécial où se place cette revue, si l’on devait reconnaître qu’il ne s’agit que d’une simple fumisterie ; pourtant, comment qualifier autrement une organisation dans laquelle n’importe qui, à la seule condition de payer une somme de 20 dollars, se trouve immédiatement admis au troisième degré ?" (Juillet 1929) "D’autre part, il est bien difficile de garder son sérieux devant l’importance attribuée aux fumisteries d’Aleister Crowley ; décidément, il faut croire que les élucubrations de ce personnage vont bien dans le sens voulu pour appuyer les thèses soutenues par la R.I.S.S. ; mais ce que celle-ci ne fera sûrement pas connaître à ses lecteurs, c’est que l’O.T.O. et son chef ne sont reconnus par aucune organisation maçonnique, et que, si ce soi-disant « haut initié » se présentait à la porte de la moindre Loge d’apprentis, il serait promptement éconduit avec tous les égards dus à son rang !" (Octobre 1929) "Il est précisément question, une fois de plus, de la Fraternitas Saturni, de l’O.T.O. et d’Aleister Crowley dans la « partie occultiste », de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes [...]. À propos de Théodore Reuss, on se déclare disposé « à publier les fac-similés de tous les diplômes, lettres de créance ou affiliation qui rattachent cet excentrique à la Maçonnerie régulière » ; nous serions vraiment curieux de voir cela ; mais, malheureusement, il est bien probable que ces documents émanent tout simplement des organisations de John Yarker ou du fameux Rite Cerneau." (Février 1930). Voici encore un extrait de L'orthodoxie maçonnique qui semble faire allusion aux attaques de Papus contre le Grand Orient : "Nous profiterons de cette occasion pour protester hautement contre une campagne encore plus ridicule qu’odieuse, menée depuis quelque temps contre [la Maçonnerie francaise], en France même, au nom d’un prétendu spiritualisme qui n’a que faire en cette circonstance, par certaines gens qui se parent de qualités maçonniques plus que douteuses ; si ces gens, à qui nous ne voulons pas faire l’honneur de les nommer, croient que leurs procédés assureront la réussite de la pseudo-Maçonnerie qu’ils essayent vainement de lancer sous des étiquettes variées, ils se trompent étrangement."


[7] "[...] il y a un point qui nous paraît présenter un certain intérêt : c’est ce qui concerne le rôle étrange de Franklin, qui, tout en étant Maçon (quoique la qualification de « grand patriarche », qui lui est ici attribuée ne réponde d’ailleurs à rien de réel), était fort probablement aussi tout autre chose, et qui semble bien avoir été surtout, dans la Maçonnerie et en dehors d’elle, l’agent de certaines influences extrêmement suspectes. La Loge Les Neuf Sœurs, dont il fut membre et même Vénérable, constitue, par la mentalité spéciale qui y régnait, un cas tout à fait exceptionnel dans la Maçonnerie de cette époque ; elle y fut sans doute l’unique centre où les influences dont il s’agit trouvèrent alors la possibilité d’exercer effectivement leur action destructrice et antitraditionnelle, et, suivant ce que nous disions plus haut, ce n’est certes pas à la Maçonnerie elle-même qu’on doit imputer l’initiative et la responsabilité d’une telle action ["Naturellement, tout cela est sans rapport avec la question des influences qui, en fait, peuvent s’exercer à notre époque dans la Maçonnerie aussi bien qu’ailleurs, mais c’est précisément cette distinction que, par ignorance ou par parti pris, on oublie trop souvent ; et nous ajouterons plus nettement encore, quant à nous, que l’action des Maçons et même des organisations maçonniques, dans toute la mesure où elle est en désaccord avec les principes initiatiques, ne saurait en aucune façon être attribuée à la Maçonnerie comme telle."]."

[8] Voici par exemple, pris parmi une quantité d'autres, un passage du Théosophisme, histoire d'une pseudo religion (ch.XXIX): "En fait, l’appui moral et financier du gouvernement, sinon de tous ses fonctionnaires, ne fit jamais défaut à la Société Théosophique, non plus que celui de certains princes indigènes dont les sentiments anglophiles sont bien connus. Ainsi, le Mahârâja de Cooch-Behar, haut dignitaire de la Maçonnerie britannique, qui mourut en Angleterre en 1911, était membre de la Société Théosophique ; il en organisa une branche dans la capitale de ses États en 1890, et fut élu en 1893 président de la branche de Darjeeling [...]. Il était le gendre de Keshab Chander Sen, fondateur d’une des sectes du Brahma Samâj, appelée « Église de la Nouvelle Dispensation », et qui est peut-être celle dont les tendances vers le Christianisme protestant furent les plus prononcées. Son fils et successeur, le Mahârâja actuel, appartient également à la Maçonnerie anglaise, et il est un des dignitaires de l’Ordre du Secret Monitor, qui en est une dépendance. La Société Théosophique compte également, sinon parmi ses membres, du moins parmi ses protecteurs et bienfaiteurs, le Mahârâja de Kapurthala, autre haut dignitaire de la Maçonnerie britannique, qui, en 1892, fit don d’une somme de deux mille roupies au « Budget commémoratoire de H. P. B. [Les théosophistes désignent très fréquemment Mme Blavatsky par ces seules initiales], destiné à la publication de traductions orientales » [...]. Et, puisque nous venons de faire allusion à la Maçonnerie dans l’Inde, voici un simple fait qui permettra de se rendre compte de ce que peut y être son rôle : le chef de la police secrète indigène était, en 1910, Député Grand-Maître de la Grande Loge de District du Bengale, fonction qu’avait remplie précédemment le Mahârâja de Cooch-Behar."

[9] À cet égard, on peut peut-être rappeler ce qu'a écrit Guénon de la véritable nature du "folklore" ; et, si l'on rapproche ceci, d'une part, de ce qu'il dit par ailleurs de la conservation de la "lettre", qui, "si peu digne d’intérêt qu’elle puisse sembler, n’est pourtant pas chose si méprisable, car l’esprit, qui « souffle où il veut » et quand il veut, peut toujours venir revivifier les symboles et les rites, et leur restituer, avec leur sens perdu, la plénitude de leur vertu originelle", et aussi, d'autre part, de la question qu'il posait à la fin de son article Place de la tradition atlantéenne dans le Manvantara ("tout ne doit-il pas se retrouver à la fin du Manvantara, pour servir de point de départ à l’élaboration du cycle futur ?"), alors il est facile de voir l’intérêt que tout cela pourrait avoir pour le sujet de la présente étude (à ce propos, nous renverrons aux travaux de Denys Roman, qui rappelle à cet égard "l'entassement des espèces") ; en outre, il n'est peut-être pas sans intérêt de remarquer que Guénon a précisément attribué un rôle de conservation du dépôt de la "lettre" à l'Église, et aussi encore qu'en parlant de "certaines possibilités d’action des centres spirituels", il a écrit que, "sans même parler d’une intervention immédiate du centre suprême, qui est possible toujours et partout, un centre spirituel, quel qu’il soit, peut agir en dehors de sa zone d’influence normale [...]", et notamment, quoique exceptionnellement, pour "renouer une « chaîne » initiatique rompue accidentellement."


[10] On peut citer à cet égard le rétablissement du grade de Maître et l'action de la Grande Loge des Anciens (dont on peut d'ailleurs dire qu'elle finit par prévaloir), et c'est probablement aussi plus ou moins ainsi qu'il faut comprendre le rôle des premiers Grands-Maîtres de la Maçonnerie spéculative française qui déplaisaient tant au contre-initié Téder (cf.le compte rendu de septembre 1950 d'un Essai sur l’origine de la Franc-Maçonnerie et l’histoire du Grand Orient de France.)


[11] Nous citerons en passant un passage de l'Énigme Martines de Pasqually, passage qui pourrait peut-être avoir quelque rapport, toutes proportions gardées, avec la préparation du « retour glorieux » :  « [...] si Martines était « missionné » par quelque organisation initiatique, comment se fait-il que son Ordre n’ait pas été en quelque sorte tout « préformé » dès le début, avec ses rituels et ses grades, et que, en fait, il soit même toujours resté à l’état d’ébauche imparfaite, sans rien d’arrêté définitivement ?  Sans doute, beaucoup des systèmes maçonniques de hauts grades qui virent le jour vers la même époque furent dans le même cas, et certains n’existèrent guère que « sur le papier » ; mais, s’ils représentaient simplement les conceptions particulières d’un individu ou d’un groupe, il n’y a rien d’étonnant à cela, tandis que, pour l’œuvre du représentant autorisé d’une organisation initiatique réelle, les choses, semble-t-il, auraient dû se passer tout autrement. C’est là n’envisager la question que d’une façon assez superficielle ; en réalité, il faut considérer au contraire que la « mission » de Martines comportait précisément le travail d’« adaptation » qui devait aboutir à la formation de l’Ordre des Élus Coens, travail que ses « prédécesseurs » n’avaient pas eu à faire parce que, pour une raison ou pour une autre, le moment n’était pas encore venu [...] ».


[12] Pour se rendre compte de l'ampleur de cette altération, il n'y a qu'à considérer l'Offertoire, dont on a tout simplement supprimé le Veni sanctificator... (cf. Signification de la structure tripartite de la Messe dite "des fidèles") ; du reste, la suppression ou l'altération d'une foule de formules et de gestes rituels, dont les "réformateurs" ne semblaient comprendre ni la signification symbolique ni le rôle effectif, nous semble trop évidente pour qu'il y ait lieu d'y insister (cf. le site http://messetridentine.blogspot.fr/). Voici, à ce propos, quelques lignes tirées des Aperçus sur l'initiation : "Les lois qui président au maniement des influences spirituelles sont [...] chose trop complexe et trop délicate pour que ceux qui n’en ont pas une connaissance suffisante puissent se permettre impunément d’apporter des modifications plus ou moins arbitraires à des formes rituéliques où tout a sa raison d’être, et dont la portée exacte risque fort de leur échapper" ; "[...] les représentants des religions exotériques [...] semblent parfois ne pas se rendre compte du caractère très « positif » des forces qu’ils manient, ce qui d’ailleurs n’empêche pas ces forces d’agir effectivement, même à leur insu, quoique peut-être avec moins d’ampleur que si elles étaient mieux dirigées « techniquement »". Pour ce qui est de l'emploi des langues vulgaires, nous citerons encore Guénon : "[...] pour qu’une langue puisse remplir [le rôle de langue liturgique], il suffit en somme qu’elle soit « fixée », exempte des variations continuelles que subissent forcément les langues qui sont parlées communément [...] le Protestantisme sous toutes ses formes, ne faisant usage que des langues vulgaires, n’a plus par là même de liturgie à proprement parler." "D’après tout ce qu’on me dit, les idées modernes gagnent de plus en plus de terrain dans les milieux ecclésiastiques de tous les pays ; croiriez-vous qu’il y a dans le clergé français un mouvement considérable pour demander l’adoption d’une liturgie en langue vulgaire ? Si les choses en arrivaient là, on peut se demander ce qui resterait encore de réellement valable au point de vue rituel… [lettre du 8 mars 1948 à Di Giorgio]"


[13] C’est pourquoi l’amandier a été pris comme symbole de la Vierge.


[14] Il est curieux de noter que cette tradition judaïque a très probablement inspiré certaines théories de Leibnitz sur l’« animal » (c’est-à-dire l’être vivant) subsistant perpétuellement avec un corps, mais « réduit en petit » après la mort.


[15] [Ajoutons ici ces lignes tirées d’une note de La Grande Triade : « Il est intéressant de noter que ce symbolisme de la pluie [selon lequel elle symbolise la descente des influences célestes] a été conservé, à travers la tradition hébraïque, jusque dans la liturgie catholique elle-même : « Rorate Cœli desuper, et nubes pluant Justum » (Isaïe, XLV, 8) ; le « Juste » dont il s’agit ici peut être regardé comme le « médiateur » qui « redescend du Ciel en Terre », ou comme l’être qui, ayant effectivement la pleine possession de sa nature céleste, apparaît en ce monde comme l’Avatâra. »]


[16] Ire Épître aux Corinthiens, XV, 42. – Il y a dans ces mots une application stricte de la loi d’analogie : « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, mais en sens inverse. »


[17] En sanscrit, le mot akshara signifie « indissoluble », et par suite « impérissable » ou « indestructible » ; il désigne la syllabe, élément premier et germe du langage, et il s’applique par excellence au monosyllabe Om, qui est dit contenir en lui-même l’essence du triple Vêda.


[18] On en trouve l’équivalent, sous une autre forme, dans les différentes traditions, et en particulier, avec de très importants développements, dans le Taoïsme. – À cet égard, c’est l’analogue, dans l’ordre « microcosmique », de ce qu’est l’« Œuf du Monde » dans l’ordre « macrocosmique », car il renferme les possibilités du « cycle futur » (la vita venturi sœculi du Credo catholique).


[19] On peut se reporter ici au symbolisme grec de Psyché, qui repose en grande partie sur cette similitude (voir Psyché, par F. Pron).


[20] Pour ce dernier cas, qui échappe forcément aux historiens, mais qui est sans doute le plus fréquent, nous citerons seulement deux exemples typiques, très connus dans la tradition taoïste, et dont on pourrait trouver l’équivalent même en Occident : celui des jongleurs et celui des marchands de chevaux.


[21] Notons que cette formulation n’implique pas une ignorance de Guénon à cet égard ; dans une lettre à Noële Maurice-Denis Boulet, il écrit encore : « […] si j’avais le droit de tout dire [c’est nous qui soulignons], je pourrais même invoquer l’autorité d’un cardinal qui n’est mort que depuis peu d’années… » ; et rappelons encore la note de Christianisme et initiation, dans laquelle il est question de la subsistance, en Occident et jusqu'à notre époque, d'organisations initiatiques chrétiennes au caractère très fermé.


[22] « Il est étrange que l’Église Catholique ait pu négliger pendant tant de siècles un dogme aussi important ; et quel est donc l’événement remarquable qui a fait enfin réparer cet oubli ? » (Note de la Rédaction de La Gnose, en bas de page d’un article d’Abdul-Hâdi)

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