Ib. L'oeuvre de René Guénon : sa fonction eschatologique - la multiplicité de ses sens et de ses applications.

Comme Guénon eut si souvent l’occasion de le dire, le développement cyclique s’accomplit dans un sens descendant, en allant du supérieur à l’inférieur, de l’essence à la substance ou de la qualité à la quantité, car « le développement de toute manifestation implique nécessairement un éloignement de plus en plus grand du principe dont elle procède ; partant du point le plus haut, elle tend forcément vers le bas, et, comme les corps pesants, elle y tend avec une vitesse sans cesse croissante, jusqu’à ce qu’elle rencontre enfin un point d’arrêt. »

Cependant, ceci « présente une vue qui, pour être exacte dans l’ensemble, est cependant trop simplifiée et schématique, en ce qu’elle peut faire penser que ce développement s’effectue en ligne droite, selon un sens unique et sans oscillations d’aucune sorte ; la réalité est bien autrement complexe. En effet, il y a lieu d’envisager en toutes choses [...] deux tendances opposées, l’une descendante et l’autre ascendante, ou, si l’on veut se servir d’un autre mode de représentation, l’une centrifuge et l’autre centripète ; et de la prédominance de l’une ou de l’autre procèdent deux phases complémentaires de la manifestation, l’une d’éloignement du principe, l’autre de retour vers le principe, qui sont souvent comparées symboliquement aux mouvements du cœur ou aux deux phases de la respiration. Bien que ces deux phases soient d’ordinaire décrites comme successives, il faut concevoir que, en réalité, les deux tendances auxquelles elles correspondent agissent toujours simultanément, quoique dans des proportions diverses ; et il arrive parfois, à certains moments critiques où la tendance descendante semble sur le point de l’emporter définitivement dans la marche générale du monde, qu’une action spéciale intervient pour renforcer la tendance contraire, de façon à rétablir un certain équilibre au moins relatif, tel que peuvent le comporter les conditions du moment, et à opérer ainsi un redressement partiel, par lequel le mouvement de chute peut sembler arrêté ou neutralisé temporairement. »

« Ceci se rapporte à la fonction de « conservation divine », qui, dans la tradition hindoue, est représentée par Vishnu, et plus particulièrement à la doctrine des Avatâras ou « descentes » du principe divin dans le monde manifesté […] », ajoute Guénon en note ; et le dernier des dix Avatâras de Vishnou, qui doit se manifester à la fin du cycle de l’humanité terrestre actuelle, il l'a expressément identifié au Christ de la seconde venue, qui ne doit pas accomplir un redressement seulement partiel, mais bien une rénovation totale.

Un arrêt à mi-chemin, en effet, ne semble plus guère possible, et Guénon a assez explicitement indiqué qu’aucun redressement ne se produirait plus avant que le monde moderne n’ait atteint le fond de l’abîme où il est entraîné ; mais il va de soi que, même à une époque comme la nôtre, aucune des deux tendances ascendante et descendante ne saurait jamais exister seule, indépendamment de l’autre, sans quoi la manifestation s’évanouirait purement et simplement. En outre, tout ce qui se manifeste, quel qu’en soit sa soudaineté apparente, est toujours l’aboutissement d’un travail préalable parfois fort long, mais dont l’effet était demeuré latent jusque-là ; et c’est ainsi que Jean-Baptiste prépara la « première venue » du Christ, comme Hénoch, Élie et le « Seigneur de la Terre » doivent préparer la seconde. Et comme Guénon a affirmé que dans tout ce qu’il exposait, il n’entendait s’adresser exclusivement qu’au « petit nombre de ceux qui seront destinés à préparer, d’une manière ou d’une autre, les germes du cycle futur » ; que la restauration de l’esprit traditionnel, qui est l’unique remède au désordre actuel, était le but essentiel qu’il avait sans cesse en vue dès que, sortant de la pure métaphysique, il en venait à envisager les contingences ; que, s’il avait pensé que les ténèbres, s’étendant de l’Occident à l’Orient, devaient cacher pour toujours aux hommes la lumière de la vérité, il n’aurait écrit aucun de ses ouvrages, car cela aurait été, dans cette hypothèse, une peine bien inutile ; alors on peut conclure de tout ceci que son œuvre est elle même destinée à préparer le « redressement » qui doit avoir lieu à la fin du cycle.

Ceci nous amène à faire une remarque importante : dans la conclusion de l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, dans Orient et Occident, dans La crise du monde moderne, il est constamment question d’un retour de l’Occident à l’esprit traditionnel, de la constitution et du rôle de l’élite intellectuelle que ce retour implique, et aussi parfois, ajouterons-nous, du rôle que pourrait avoir à y jouer l’Église catholique ; et Guénon en décrit longuement les conditions, les moyens, les étapes. Or, ces pages ne peuvent que concerner, au moins d’une certaine manière, la préparation du redressement final dont il vient d’être question, redressement concernant l’humanité toute entière ; s’il en était autrement, cette partie de son œuvre n’aurait pas grand sens, et serait même plus ou moins en contradiction avec ce qu’il affirme par ailleurs. Du reste, n’écrit-il pas lui-même, dans la conclusion de l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, que ce qu’il y expose ne correspond pas à sa pensée toute entière ? Que même dans cet exposé, il est des choses qu’il eût peut-être hésité à écrire avant les derniers évènements (c’est à dire vraisemblablement avant la guerre de 1914-1918) ? Et ne termine-t-il pas en citant une formule extrême orientale selon laquelle « celui qui sait dix ne doit enseigner que neuf » ?

Voici encore ce qu’il écrit dans La crise du monde moderne :

« Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que tout peut être dit indifféremment, du moins lorsqu’on sort de la doctrine pure pour en venir aux applications ; il y a alors certaines réserves qui s’imposent, et des questions d’opportunité qui doivent se poser inévitablement ; mais ces réserves légitimes, et même indispensables, n’ont rien de commun avec certaines craintes puériles qui ne sont que l’effet d’une ignorance comparable à celle d’un homme qui, suivant l’expression proverbiale hindoue, « prend une corde pour un serpent ». Qu’on le veuille ou non, ce qui doit être dit le sera à mesure que les circonstances l’exigeront ; ni les efforts intéressés des uns, ni l’hostilité inconsciente des autres, ne pourront empêcher qu’il en soit ainsi, pas plus que, d’un autre côté, l’impatience de ceux qui, entraînés par la hâte fébrile du monde moderne, voudraient tout savoir d’un seul coup, ne pourra faire que certaines choses soient connues au dehors plus tôt qu’il ne convient ; mais ces derniers pourront du moins se consoler en pensant que la marche accélérée des événements leur donnera sans doute une assez prompte satisfaction ; puissent-ils n’avoir pas à regretter alors de s’être insuffisamment préparés à recevoir une connaissance qu’ils recherchent trop souvent avec plus d’enthousiasme que de véritable discernement ! »

Il est vraisemblablement fait allusion à une connaissance effective, et non pas simplement théorique, à la fin de ce passage ; mais nul doute aussi que parmi les choses qui doivent être dites au moment voulu, il faut compter l’œuvre même de René Guénon, ainsi qu’on peut le voir à la dernière page du Roi du monde :

« Nous ne prétendons pas avoir dit tout ce qu’il y aurait à dire sur le sujet auquel se rapporte la présente étude, loin de là, et les rapprochements mêmes que nous avons établis pourront assurément en suggérer beaucoup d’autres ; mais, malgré tout, nous en avons dit certainement bien plus qu’on ne l’avait fait jusqu’ici, et quelques-uns seront peut-être tentés de nous le reprocher. Cependant, nous ne pensons pas que ce soit trop, et nous sommes même persuadé qu’il n’y a là rien qui ne doive être dit, bien que nous soyons moins disposé que quiconque à contester qu’il y ait lieu d’envisager une question d’opportunité lorsqu’il s’agit d’exposer publiquement certaines choses d’un caractère quelque peu inaccoutumé. Sur cette question d’opportunité, nous pouvons nous borner à une brève observation : c’est que, dans les circonstances au milieu desquelles nous vivons présentement, les événements se déroulent avec une telle rapidité que beaucoup de choses dont les raisons n’apparaissent pas encore immédiatement pourraient bien trouver, et plus tôt qu’on ne serait tenté de le croire, des applications assez imprévues, sinon tout à fait imprévisibles. »

Nous voudrions attirer l’attention sur deux points abordés ici par Guénon : le premier, c’est qu’il semble bien qu’il faille appliquer à son œuvre elle-même, ou plutôt à certains de ses aspects, ce qu’il dit des choses qui pourraient trouver plus tard « des applications assez imprévues », mais « dont les raisons n’apparaissent pas immédiatement » ; cela n’est d’ailleurs pas étonnant si l’on songe à ce qu’il dit par ailleurs de l’œuvre de Dante (et les écrits qu’il a consacrés à Dante touchent généralement au sujet même de la présente étude) :

« Il semble que le temps soit venu où le vrai sens de l’œuvre de Dante se découvrira enfin ; si les interprétations de Rossetti et d’Aroux ne furent pas prises au sérieux à leur époque, ce n’est peut-être pas parce que les esprits y étaient moins bien préparés qu’aujourd’hui, mais plutôt parce qu’il était prévu que le secret devait être gardé pendant six siècles (le Naros chaldéen) ; M. Valli parle souvent de ces six siècles pendant lesquels Dante n’a pas été compris, mais évidemment sans y voir aucune signification particulière, et cela prouve encore la nécessité, pour les études de ce genre, d’une connaissance des « lois cycliques », si complètement oubliées de l’Occident moderne. »

Quant au second point dont nous voulions parler, il s’agit de ceux qui, partageant les mêmes connaissances que Guénon, ou du moins certaines d’entre elles, auraient été tentés de lui reprocher d’en dire trop[1] : comme semble l’indiquer le titre même du « Roi du monde », ce livre touche en effet vraisemblablement aux « mystères du Pôle », auquels il est fait allusion dans les « Aperçus sur l’initiation » :

« […] Si la fin d’un cycle doit nécessairement coïncider avec le commencement d’un autre, comment le point le plus bas pourra-il rejoindre le point le plus haut ? Nous avons déjà répondu ailleurs à cette question[2] : un redressement devra s’opérer en effet, et ne sera possible précisément que lorsque le point le plus bas aura été atteint : ceci se rattache proprement au secret du « renversement des pôles ». Ce redressement devra d’ailleurs être préparé, même visiblement, avant la fin du cycle actuel ; mais il ne pourra l’être que par celui qui, unissant en lui les puissances du Ciel et de la Terre, celles de l’Orient et de l’Occident, manifestera au dehors, à la fois dans le domaine de la connaissance et dans celui de l’action, le double pouvoir sacerdotal et royal conservé à travers les âges, dans l’intégrité de son principe unique, par les détenteurs cachés de la Tradition primordiale. Il serait d’ailleurs vain de vouloir chercher dès maintenant à savoir quand et comment une telle manifestation se produira, et sans doute sera-t-elle fort différente de tout ce qu’on pourrait imaginer à ce sujet ; les « mystères du Pôle » (el-asrâr-el-qutbâniyah) sont assurément bien gardés, et rien n’en pourra être connu à l’extérieur avant que le temps fixé ne soit accompli. »

Ces mystères, il convient de le dire tout de suite, sont d’un caractère tout différent de leurs contrefaçons ou caricatures, ces « pseudo-mystères » qui exercent une fascination si grande sur tant de nos contemporains ; nous attirons particulièrement l’attention, en vue des considérations qui suivront, sur ce caractère caricatural ou « parodique » des « secrets » en questions, parmi lesquels il faut compter le fameux « secret » de La Salette, stigmatisé comme nous le verrons par Guénon. Ce dernier eut mainte fois l’occasion d’enseigner que le mystère, dans son sens le plus profond, est proprement l’inexprimable, et par là même l’incommunicable, d’où son caractère secret, qui est tel en vertu de la nature même des choses, et non d’une convention quelconque[3] ; et tout ce qui participe plus ou moins directement de ce mystère, en tant que conséquence ou application, à l’ordre des contingences, des principes informels ou métaphysiques qui le constituent, ne peut-être vraiment compris que dans la mesure où ces principes sont compris eux-mêmes ; or, les hommes de la fin de « l’âge sombre » que nous sommes étant dans leur ensemble les moins aptes à cette compréhension, ils sont aussi les moins capables de comprendre dans son sens profond le moindre des « mystères du Pôle ».

Au fond, on peut d’une certaine manière attribuer à l’œuvre de Guénon les caractéristiques que lui-même attribue à celle de Dante : ce dernier « déclare que toutes les écritures, et non pas seulement les écritures sacrées, peuvent se comprendre et doivent s’exprimer principalement suivant quatre sens : « si possono intendere e debbonsi sponere massimamente per quattro sensi[4] ». Il est évident, d’ailleurs, que ces significations diverses ne peuvent en aucun cas se détruire ou s’opposer, mais qu’elles doivent au contraire se compléter et s’harmoniser comme les parties d’un même tout, comme les éléments constitutifs d’une synthèse unique. […] [Les commentateurs] s’accordent généralement à reconnaître, sous le sens littéral du récit poétique, un sens philosophique, ou plutôt philosophico-théologique, et aussi un sens politique et social ; mais, avec le sens littéral lui-même, cela ne fait encore que trois, et Dante nous avertit d’en chercher quatre ; quel est donc le quatrième ? Pour nous, ce ne peut être qu’un sens proprement initiatique, métaphysique en son essence, et auquel se rattachent de multiples données qui, sans être toutes d’ordre purement métaphysique, présentent un caractère également ésotérique. C’est précisément en raison de ce caractère que ce sens profond a complètement échappé à la plupart des commentateurs ; et pourtant, si on l’ignore ou si on le méconnaît, les autres sens eux-mêmes ne peuvent être saisis que partiellement, parce qu’il est comme leur principe, en lequel se coordonne et s’unifie leur multiplicité. »

Cette multiplicité de sens hiérarchiquement superposés, dont chacun atteindra ce qui correspond à la mesure de ses propres capacités intellectuelles, est inhérente au caractère essentiellement synthétique du symbolisme lui-même, en lequel l’indéfinité conceptuelle n’est point exclusive d’une rigueur toute mathématique ; et nous avons vu plus haut, à propos des œuvres de Dante et de Guénon, que si certains de ces sens ou de leurs applications ne devaient apparaître qu’à certaines époques ou à certains moments, en fonction des circonstances, cela tenait avant tout aux lois cycliques, et non à la volonté d’individus quelconques[5].

Il n’en reste pas moins, comme le dit Guénon dans un texte que nous avons précédemment cité, qu’une certaine réserve s’impose « lorsqu’on sort de la doctrine pure pour en venir aux applications » ; et l’on peut facilement en comprendre une des raisons par ce qui précède : en effet, si ces applications ne peuvent être pleinement comprise qu’en tant qu’elles dérivent du domaine métaphysique, où elles ont leur raison d’être, leur principe et leur fin, il va de soi que, du fait de l’incompréhension des hommes, leur « vulgarisation » entraînerait forcément leur déformation, voire leur dénaturation, et même leur subversion ; ne voit-on pas par exemple qu’aujourd’hui, où la confusion du psychique et du spirituel est presque générale, où même beaucoup ne savent pas distinguer la spiritualité de la sorcellerie, on risque fort de faire le jeu de l’Antéchrist en annonçant le retour du Christ, et que bien peu seront capables, qu’on nous pardonne l’expression, de distinguer la caricature de l’original ? D’ailleurs, ces considérations peuvent déjà faire entrevoir que la déformation de certaines données traditionnelles peut se prêter à une exploitation « à rebours » dans le sens de la subversion :

« Ce danger de détournement de certaines connaissances », écrit Guénon à propos de la « géographie sacrée », explique « bien des réserves qui sont chose toute naturelle dans une civilisation normale mais que les modernes se montrent tout à fait incapables de comprendre puisqu’ils attribuent communément à une volonté de « monopoliser » ces connaissances ce qui n’est en réalité qu’une mesure destinée à en empêcher l’abus autant qu’il est possible. À vrai dire, du reste, cette mesure ne cesse d’être efficace que dans le cas où les organisations dépositaires des connaissances en question laissent pénétrer dans leur sein des individus non qualifiés, voire même […] des agents de l’« adversaire » dont un des buts les plus immédiats sera précisément alors de découvrir ces secrets. Tout cela n’a certes aucun rapport direct avec le véritable secret initiatique qui, ainsi que nous l’avons dit plus haut, réside exclusivement dans l’« ineffable » et l’« incommunicable » et qui, évidemment, est par là même à l’abri de toute recherche indiscrète ; mais, bien qu’il ne s’agisse ici que de choses contingentes, on devra pourtant reconnaître que les précautions qui peuvent être prises dans cet ordre pour éviter toute déviation, et par suite toute action malfaisante qui est susceptible d’en résulter, sont loin de n’avoir pratiquement qu’un intérêt négligeable. »

Tout ceci peut se résumer par ce précepte de l’Évangile : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas les perles devant les pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds, et que, se retournant contre vous, ils ne vous déchirent » (St Matthieu, VII, 6).

Ajoutons que dans le domaine des « sciences traditionnelles », il peut y avoir bien des raisons encore pour ne pas divulguer certaines connaissances ; ainsi, par exemple, le point de départ et la durée de certaines périodes cycliques ont toujours été dissimulés plus ou moins soigneusement, car « aucune tradition orthodoxe n’a jamais encouragé les recherches au moyen desquelles l’homme peut arriver à connaître l’avenir dans une mesure plus ou moins étendue, cette connaissance présentant pratiquement beaucoup plus d’inconvénients que d’avantages véritables ».

Maintenant, il est des choses qui, si elles doivent demeurer cachées pour certains, n’en doivent pas moins parvenir à d’autres, auxquelles elles sont destinées. À cet égard, il est sans doute inutile de rappeler comment des initiés « peuvent parler en réalité de tout autre chose que ce dont ils semblent parler » ; la multiplicité des sens inhérente aux symboles, dans laquelle il n’y a d’ailleurs rien de conventionnel, doit évidemment tenir ici la place essentielle, et nous rappellerons, outre l’utilisation si fréquente du symbolisme de l’amour, qu’un simple traité de grammaire ou de géographie, voire même de commerce, peut posséder en même temps un autre sens qui en fait un ouvrage initiatique de haute portée ; même le scepticisme d’un Abul-Alâ El-Maarri fut un voile, indique Guénon, qui parle encore, à propos de Dante et de Platon, du procédé consistant à mettre en « hors-d’œuvre », si l’on peut dire, ce qu’il y a précisément de plus important, procédé dont il n’est d’ailleurs pas dit qu’il n’ait pas lui-même fait usage. S’il en est, écrit-il dans Orient et Occident, « qui s’étonnent de certaines considérations auxquelles ils ne sont pas habitués, qu’ils veuillent bien prendre la peine d’y réfléchir plus attentivement, et peut-être s’apercevront-ils alors que ces considérations, loin d’être inutiles ou superflues, sont précisément parmi les plus importantes, ou que ce qui leur semblait à première vue s’écarter de notre sujet est au contraire ce qui s’y rapporte le plus directement. Il est en effet des choses qui sont liées entre elles d’une tout autre façon qu’on ne le pense d’ordinaire, et la vérité a bien des aspects que la plupart des Occidentaux ne soupçonnent guère ; aussi craindrions-nous plutôt, en toute occasion, de paraître trop limiter les choses par l’expression que nous en donnons que de laisser entrevoir de trop vastes possibilités. »

Si certains doutaient encore que l’œuvre de Guénon puisse avoir des aspects souvent insoupçonnés ou, comme il le dit lui-même, « des applications assez imprévues », nous leurs rappellerions la manière qu’il a parfois de laisser des questions comme en suspens, et notamment dans ce qui touche au christianisme ; et si l’on voulait encore nous opposer ses mises en gardes à l’égard de ceux qui chercheraient dans son œuvre des « sous-entendus » imaginaires, nous dirions qu’en effet, celles-ci étaient bien utiles, vu les diverses intentions qui lui furent souvent attribuées par des gens plus ou moins bien intentionnés[6]. Quant à nous, il nous reste, pour finir ce chapitre introductif, à dire quelques mots de celui qui est, au milieu du désordre actuel, notre guide constant ; ceci d’ailleurs ne nous éloignera guère de notre sujet, car Guénon ne fut pas un simple individu, mais bien le représentant autorisé d’une fonction traditionnelle, et d'une fonction en partie eschatologique.


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[1] Ce n’est pas là le seul passage de cette sorte dans son œuvre : « Si nous y faisons ici cette allusion [au pouvoir des clefs], c’est uniquement pour que ceux qui auraient quelque connaissance de ces choses voient bien qu’il s’agit là, de notre part, d’une réserve toute volontaire, à laquelle nous ne sommes d’ailleurs tenu par aucun engagement vis-à-vis de qui que ce soit » (Autorité Spirituelle et Pouvoir Temporel, ch.V). Ajoutons que ces derniers mots, comme le passage du Roi du monde que nous venons de citer, nous font penser aux rapports d’El-Khidr et de Moïse, dont il est parlé dans la XVIIIème sourate du Coran ; El-Khidr est le maître des afrâd, les solitaires qui tiennent leur connaissance directement de Dieu, et qui ne sont pas soumis à la « juridiction » du « Pôle », c’est à dire en l’occurrence de Moïse, que la tradition islamique regarde comme ayant été le « Pôle » de son époque.

[2] Voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XX et XXIII.

[3] « Je connais un homme en Christ qui, il y a quatorze ans, fut ravi jusqu’au troisième ciel (si ce fut dans son corps, je ne sais ; si ce fut hors de son corps, je ne sais : Dieu le sait). Et je sais que cet homme (si ce fut dans son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait) fut enlevé dans le paradis, et qu’il a entendu des choses ineffables, qu’il n’est pas possible d’exprimer dans une langue humaine » (IIe Épître aux Corinthiens, XII, 2-3).

[4] Convito, t. II, ch. 1er.

[5] « […] Nous expliquerons peut-être quelque jour à quoi servent réellement les orientalistes, mais le moment n’est pas encore venu… », écrit Guénon dans un compte rendu. On peut ajouter que l’on trouve comme une parodie de ces « dévoilements » successifs, liés aux lois cycliques, dans certains de ces « secrets » auxquels nous faisions allusions plus haut, et dont la « vierge » aurait dit qu’ils ne devaient pas être « révélés » immédiatement.

[6] Dans cet ordre d’idée, outre ce qui relève du domaine politique, nous mentionnerons l’accusation de « gnosticisme » qui, dans certains milieux, tient encore lieu d’épouvantail. On trouvera d'ailleurs quelques passages de Guénon à ce sujet en suivant ce lien.

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