Le sacrifice

« Ce qu'on ne peut pas dire, il faut cependant l'exprimer »
(Julien, Tractatus theologico-metaphysicus, première et dernière proposition)


[...]


"Décidément, les chrétiens nous auront tout volé ! Que nous sommes donc dépourvus devant les formidables moyens qui leur permettent d'enterrer dans des sépulcres de silence et de cacher au peuple crédule la vérité sur leur histoire.

- A nous de la reconquérir de l'intérieur, cette histoire... La plus noble et la plus généreuse des attitudes ne serait-elle pas de donner à cette mythologie usurpée, la vérité qui lui manque ?

- Mais au nom de quoi ferions-nous ce sacrifice, pourquoi prendrions-nous de notre propre substance pour donner vie à une erreur, pire, à une tromperie dont tu viens toi-même de prouver tout au long la malfaisance ?

- Au nom de l'universalisme romain, cette face lumineuse de notre impérialisme Prédateur. Non, je m'exprime mal ; je devrais dire au nom de cette prérogative de la Rome éternelle, la seule qui nous importe. Prête attention à ceci : à Rome, le Pontifex Maximus, qui détient l'autorité religieuse effective, n'occupe cependant que le cinquième rang dans la hiérarchie sacerdotale, derrière le Rex Sacrorum et les trois flamines majeurs au service de Jupiter, Mars et Quirinus. Prêtre de Janus, le dieu des initiations, le Rex Sacrorum ne représente-t-il pas l'aspect le plus intérieur, le plus secret de notre tradition ? N 'était-t-il pas à l'époque républicaine responsable de la Pax deorum, la paix des dieux, obtenue par la conformité rituelle des actions humaines à la volonté du Ciel entendue dans son sens le plus large, puisque ce respect de l'équilibre universel impliquait la soumission aux dieux de l'adversaire eux-mêmes ? N'est-ce pas là l'expression la plus haute de l'esprit de tolérance romain ?

- Mais alors, comment interprètes-tu la primauté apparente du Pontifex Maximus ?

- Je viens de te le dire : les vérités les plus hautes ne doivent pas être profanées par ceux qui ne les comprennent pas. L'homme religieux tel que l'entendent les galiléens et tel que tu l'évoquais toi-même tout à l'heure ne fait que refléter son mental. Il n'a pas accédé aux premières stases de la spiritualité. Ce n'est pas une question de rang ou de richesses, tu le sais bien. Un esclave initié — et il y en a — est supérieur à un empereur ignorant des choses célestes. A contrario, tous ont le droit et le devoir de participer, selon leur degré de compréhension, à la tradition, seule garante de la pérennité de Rome. Or, le Pontifex Maximus, élu à vie par le collège des pontifes, veille au maintien de cette tradition, par l'intermédiaire des rites privés et publics. Il fixe chaque année la date des fêtes mobiles et enregistre les prodiges. Pour parler comme les platoniciens, dont tu es un éminent représentant, sa fonction est essentiellement "exotérique". Elle concerne l'ensemble des citoyens. […]"

[...]

- Au fait, je me suis laissé dire que Constance souhaiterait que le collège de Jupiter Capitolin transmette à l'évêque de Rome la fonction de Pontifex Maximus, de Souverain Pontife...

- Même si ce n'est pas sous son règne, cela adviendra, inéluctablement. Les galiléens disent que le diable porte pierre... C'est sans doute le cas en l'occurrence. Si comme je le crains l'imposture galiléenne continue à se répandre, il faudra bien l'irriguer grâce à la Source primordiale qui ne tarit jamais. On ne peut laisser sans secours tant de gens aveuglés mais de bonne foi. Puisque tous, assurément, ne peuvent devenir des Gnostikoï, il est indispensable de leur donner, sous les apparences inchangées de leur fausse religion, une véritable nourriture spirituelle. N'oublie jamais que derrière le faux messie se tient le Sauveur.

- … Et derrière le Pontifex Maximus, le Rex Sacrorum...

- Ou son successeur, contraint de se rendre invisible, eu égard à la grande misère des temps, mais qui présiderait toujours aux destinées de la Rome éternelle, en s'abreuvant à cette Tradition primordiale qui par définition transcende le temps et l'espace. La barque de Janus peut naviguer dans les deux sens, d'avant en arrière comme d'arrière en avant.

- Mais comment renouer le fil d'Ariane, comment donner vie à la religion du crucifié ? Et quand un tel miracle pourra-t-il se produire ?

- Le miracle est déjà advenu, Edésios, ou plutôt son fruit, puisque le temps est un leurre. Platon nous dirait que la Mémoire (mnêmê) crée son objet au lieu d'en procéder, contrairement au souvenir (anamnesis), qui s'éloigne avec le temps et l'espace. La Mémoire procède à l'inverse ; son objet n'est pas derrière mais devant elle. Si la vérité dont leschoua revêtit le masque manqua de réalité factuelle, on peut y remédier par un sacrifice. Tel celui par lequel Mithra, chez les Perses, rendit Varuna propice. Tu n'ignores pas en effet que Varuna était un Asura, c'est-à-dire un représentant des forces vitales obscures. Mais les Perses, qui tirent leurs mythes de l'Inde, avaient inversé le rapport primitif entre les Devas lumineux et les Asuras obscurs. Pour eux, les Devas étaient devenus les "démons" et les Asura les "dieux". Puisque Ieschoua s'est approprié la date de naissance de Mithra au solstice d'hiver, pourquoi celui-ci, comme il l'a fait pour Varuna, devenu son ami, ne le rendrait-il pas favorable ?

- Par un sacrifice, disais-tu ?

- Comme il convient. Et si tout sacrifice a lieu dans le temps, ses fruits sont par définition intemporels.

- Tu veux dire que les galiléens bénéficient déjà d'un sacrifice qui n'a pas encore eu lieu ?

- C'est ce que je dis, en effet. Puisque le Sôter, le Sauveur au nom de qui ce sacrifice sera accompli, est le maître du temps."

[...]

[Extrait d'Imperator, l'épopée de Julien l'Apostat, de Jean Robin]

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