« Amor désigne la Rome archétype, la Cité céleste ; Flora est le nom de cette Rome du monde intermédiaire où se spiritualisent les corps et où se corporifient les esprits, selon le double mouvement ascendant et descendant symbolisé par les deux serpents du caducée d'Hermès. Enfin, Roma est la cité terrestre, éclairée par le Soleil sensible. Quant à nous, qui avons pris Énée pour guide dans notre quête, après nous être purifiés et avoir contemplé, si les dieux nous le permettent, les archétypes célestes, nous devrons refonder Rome à la lumière de ces archétypes, pour préparer le grand passage, lorsque le Feu céleste réduira en cendres le voile des apparences.
- Si je te suis bien [...], nous en sommes donc à la première phase, celle de la purification.
- Oui, et cette purification implique la descente aux enfers, pour nous confronter à notre part d'ombre, et, l'ayant identifiée, pour nous délivrer de tout ce plomb qui nous leste, et entrave notre essor vers les régions célestes. »
[...]
Les Viennois accourus en foule
acclamaient [Julien] comme un prince de longtemps espéré, et qu'ils
qualifiaient de clément et fortuné. Inexplicablement, ils voyaient
dans sa venue le remède à leurs épreuves, et une vieille femme
aveugle se fit l'interprète du sentiment général. Surprise par
cette soudaine effervescence, elle avait demandé qui l'on fêtait
ainsi. « C'est le César Julien », lui répondit-on. Et
elle, telle une pythie sans trépied, enivrée de quelles vapeurs
apolliniennes ? « C'est lui qui restaurera les temples des
dieux ! »
*
Un soldat de l'escorte demanda audience
à Julien. C'était un officier chrétien, originaire d'Illyrie,
unanimement apprécié pour sa droiture et son humanité.
« Que puis-je pour toi, Martin ?
- Je voudrais quitter l'armée, César,
pour me consacrer à Dieu.
- Depuis combien de temps sers-tu ? -
Depuis trente ans. J'ai été enrôlé de force dans ma seizième
année, comme fils de vétéran. C'était alors la loi, sous
l'empereur Constantin.
- Ce n'était pas ta vocation, et
pourtant tu as servi fidèlement, pendant toutes ces années...
- Oui, car l'empereur tient son
autorité de Dieu.
- Pourtant, selon une certaine opinion,
le métier des armes serait incompatible avec l'idéal évangélique.
- Je le crois aussi. Mais mon tribun
m'adjurait de rester, et comme je lui étais lié par une familière
amitié, je suis resté...
- Tes parents ne t'ont-ils pas nommé
Martin en l'honneur de Mars, le dieu de la guerre ?
- Maintenant, je suis soldat du
Christ."
- Il hésita, puis :
« C'est d'ailleurs lui, bien plus
que mon tribun, qui m'a fait rester au service de l'Empire.
- Que veux tu dire ?
- Il y a longtemps, dix-huit ans, en
fait, j'ai eu un songe...
- Raconte.
- C'était à Amiens, un jour de
l'hiver 337, près de la porte des Gémeaux. J'ai coupé mon manteau
en deux avec mon épée pour en donner une moitié à un mendiant.
Les passants se moquaient de moi. La nuit suivante, j'ai vu le Christ
vêtu de cette moitié du manteau, qui disait à la foule des anges :
« Martin, encore catéchumène, m'a couvert de ce vêtement. »
- Et pourquoi ce songe t'as-t-il incité
à rester au service de l'Empire ?
- Parce qu'au matin, m'est venue une
curieuse inspiration : si le Christ a accepté la moitié de ma
chlamyde militaire, me suis-je dit, c'est que j'ai bien agi en
gardant l'autre. Sinon il me l'aurait reproché... Une moitié pour
Dieu, une moitié pour César...
- C'est bien pensé, en effet. Mais
as-tu réfléchi que ton épée, en coupant le manteau par le milieu,
a tracé en quelque sorte un axe vertical. Et c'était, m'as-tu dit,
près de la porte des Gémeaux. Toutes les portes étaient naguère
placées sous l'influence de Janus aux deux visages. D'où les
Gémeaux... D'autre part, tu le sais, le premier nom d'Amiens est
Samorobriva, qui signifie "passage sur la Somme", et les
habitants de la région sont les Ambiani, "ceux qui sont de part
et d'autre" de la rivière. Ton geste symbolique s'accordait
donc parfaitement avec le lieu où tu l' as accompli. Y as-tu pensé
aussi ?
- J'y ai pense, César. J'ai aussi
imaginé que l'axe vertical dont tu parlais, tracé par mon épée,
pouvait se prolonger d'un bout à l'autre de la Gaule, de même que
le cardo partage une cité selon un axe nord-sud.
- C'est très vrai."
Julien garda le silence quelques
instants. Il réfléchissait.
« Mais dis-moi, pourquoi est-ce
aujourd'hui, précisément, que tu souhaites quitter l'armée ?"
Ce fut au tour de Martin de rester silencieux, les yeux baissés,
avant de relever la tête et de fixer Julien avec une détermination
soudaine : "Parce que, désormais, ma présence est inutile.
Toi, tu sauras quoi faire de la moitié du manteau qui revient César.
- Pourtant, tu n'ignores pas le bruit
qui court, selon lequel je serais resté fidèle à l'ancienne
religion ?
- Je ne l'ignore pas, César... »
- Et pour la première fois, un léger
sourire éclaira le visage buriné du soldat. Julien lui rendit son
sourire :
« Alors, nous nous comprenons...
Je vais donner des ordres pour que tu sois libéré de tes
obligations. »
[…]
D'ultimes tâches retenaient
encore [Julien] à Antioche, la moindre n'étant pas le projet de
reconstruction du Temple de Jérusalem, entreprise dont il avait
chargé Alypios, naguère vice-préfet des Bretagnes […]
« C'est une tache
redoutable, en tout cas, que tu me confies là. Reconstruire le
Temple... Les chrétiens, bien sûr, vont y mettre tous les obstacles
possibles, et les juifs eux-même, parmi les plus influents, n'ont
guère intérêt à ce que ton projet se réalise. D'après ce qu'on
m'a dit, ils jugent déplacé que le chantier soit lancé par un
homme - fût-il empereur - qui est à la fois un gentil et un
idolâtre... Et puis leur patriarche, dont la résidence est a
Tibériade, serait évidemment éclipsé par le grand-prêtre du
Temple restauré...
- Je n'ignore pas tous ces
obstacles, Alypios, et je ne te tiendrai aucunement rigueur d'un
échec. Mais vois-tu, ce qui importe, c'est l' intention symbolique.
Il s'agit moins de reconstruire le Temple -chose que je tiens comme
toi pour... difficile - que d'en poser la pierre de fondement,
Shethiyah, pour parler comme les juifs. Cette pierre, qui est
en somme une pierre d'attente, serait analogiquement semblable à
celle du Mons Jovis, sur laquelle, à Lutèce, j'ai naguère prononcé
ma première harangue en qualité d'empereur. Les Gaulois m'avaient
dit que ce haut lieu jalonnait l'axe sacré traversant leur pays, tel
le cardo de nos cités, et au bas duquel, en Narbonnaise,
reposait une autre pierre sacrée, seulement connue des plus sages
parmi les anciens druides. La pierre de fondement de la Gaule, en
quelque sorte...
- Une pierre comme celle de
Cybèle, qui fut transportée de Pessinonte Rome ?
- Exactement comme elle,
Alypios. Une pierre noire tombée du ciel... au commencement des
temps.
- Et tu l'as vue ?
- Et tu l'as vue ?
- Je l'ai vue.
- J'ignorais que tu étais
allé en Narbonnaise... »
Julien se contenta de
sourire, sans répondre, portant ainsi à incandesecence la curiosité
d'Alypios.
[...]
« La Gaule est au
centre, Alypios. Sur la colonne du milieu ou sur l'arbre central. Et
c'est pourquoi elle m'est si chère.
- La pierre noire que tu as
vue en Narbonnaise serait alors, si je suis ton raisonnement, la
pierre de fondement du Temple de l'Àge d'Or, celui que tu évoquais
à Astakia, derrière l'image symbolique qu'en donne Virgile ?
- Tu m'as bien compris. Et
ce Temple archétype, quand les temps seront venus, s'étendra aux
dimensions de l'Imperium universel, dont celui sur lequel je règne
n'est que la lointaine et fugace préfiguration.
- Mais alors, pourquoi
Jérusalem ?
- Sache que pour ces juifs
éclairés, il existe deux terres qui portent le nom d'Israël : la
terre d'Israël d'en haut et la terre d'Israël d'en bas. La première
est appelée adama et la seconde eretz. La terre sainte
des juifs, c'est la terre céleste, qui abrite le palais divin d'où
se répandent les sources de la Sagesse. C'est cette terre
spirituelle qui a été promise et donnée à leurs ancêtres. et non
la terre matérielle. Ainsi. pour parler comme Aristote, la terre
céleste peut "informer" un pays qui n'est pas la
Palestine. Et le Temple de Jérusalem est lui aussi le présage
visible d'une réalité encore invisible. Honorer sa pierre de
fondement, c'est commencer à édifier le Temple universel, forcément
immatériel. Ainsi le veulent les dieux et El Elion. Et
puisque selon Jamblique, le couronnement de toute prière est le
sacrifice, ils sanctifieront, s'il le veulent, mon projet, en agréant
ce sacrifice. À leur façon, qui est rarement la nôtre, et qui peut
même sembler contraire à nos souhaits... »
*
Le chantier du Temple fut
ouvert au printemps 363, et immédiatement interrompu par un séisme
puis par des boules de feu destructrices qui illustraient le passage
du Deutéronome (IV, 24), selon lequel « notre Dieu est un feu
dévorant ». Le premier sacrifice offert par Julien, pour la
pérennité du judaïsme le plus « intérieur », avait
été agréé à l'image de celui d'Élie, cet autre précurseur.
Après avoir réparé l'autel qui avait été démoli,
le prophète avait appelé sur lui le feu du ciel, qui « dévora
l'holocauste, le bois, les pierres et la terre »...
Restait
à offrir un autre sacrifice. Non plus de pierre mais de chair et de
sang.
[Extraits d'Imperator, l'épopée de Julien l'Apostat, de Jean Robin]
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